Michel Onfray au pays des merveilles

Dans son livre, Onfray reproche à Freud 1 de se livrer à une « invention littéraire » dans ses observations cliniques. Il n’en est rien, l’examen de la cure de Dora montre au contraire que ses rêves organisent une fiction par laquelle la souffrance est prise en compte, l’interprète et lui permettent de se décider pour la voie à suivre.

Les « cartes postales »

Michel Onfray prétend que les observations cliniques de Freud sont des « inventions littéraires 2», que sous couvert d’un secret médical qu’il ne respecterait pas dans sa correspondance et dans ses discussions avec ses collègues, il transformerait la vision du monde de ses patients en fonction de ses « propres » obsessions, et que du fait qu’il mépriserait ses patients, il ne tiendrait pas compte de leur souffrance.
Je pense que cette « carte postale » Onfrayenne en dit long sur la pertinence de sa prose. Onfray ne comprend rien à la chose qui consiste à recevoir une personne en entretien, à la nature de la parole, le fait de parler à un analyste étant justement de permettre de tenir compte de la fiction amenée par les rêves. Onfray ne voit pas à quel point Freud a respecté le secret de ses patients, rigueur pour laquelle ses patients l’ont d’ailleurs remercié. Onfray ne voit pas non plus que le tact manifesté par Freud dans ses écrits, son exhaustion et sa précision sont justement le signe de la grande attention de Freud à l’égard de la souffrance de ses patients.

Les « cochonneries sexuelles » de Freud

Parlons pour cela de Dora, Ida Bauer, dont l’histoire est commentée par Freud dans ses « Cinq psychanalyses » et discuté par Onfray, non sans grossières erreurs, ni déformations malveillantes.
Il ne faut d’abord pas oublier le contexte historique de cette publication. Freud est déjà attaqué sur le sexuel 3 depuis la parution de la science des rêves. A cette époque, les psychiatres suivent la tradition des observations cliniques. Celle des aliénistes lancée par Esquirol et continuée avec un talent remarquable par Bleuler, Sérieux, Capgras, Falret, Kretschmer, Kraëplin, Janet, Charcot et tant d’autres. Elles sont rendues anonymes du point de vue de l’état civil. C’est une règle adoptée et respectée par tous. En contre partie, le psychiatre peut faire état des propos de son patient. S’il n’était pas possible d’utiliser cette convention, comment le savoir psychiatrique aurait-il pu naitre ? Michel Onfray voudrait-il interdire aux psys d’élaborer la clinique qu’il ne s’y prendrait pas autrement !

Dora s’en vient voir Freud

Mais, ces observations cliniques classiques évacuaient pudiquement le sexuel. Freud ne s’en est pas détourné. L’article est publié en 1905, il est réédité en 1909, il est encore édité en 1923, avec de nombreux ajouts de Freud en notes de bas de page.
C’est le cas d’une fille vierge de dix-huit ans, amenée à Freud par son père qui lui-même a été son patient pour des lésions syphilitiques pour lesquelles il a réalisé un traitement médical et non pas psychanalytique.
Dora porte à son père une « tendresse particulière et son sens critique précocement éveillé, s’offusquait d’autant plus de certains de ses actes et de ses traits de caractères 4». Elle ne « prête aucune attention à sa mère, la critiquait durement et s’était complètement dérobée à son influence ». Leur relation était donc « très peu affectueuse 5».
Depuis l’âge de huit ans, elle souffre d’étouffements de plusieurs mois. Puis, de toux nerveuses à partir de douze ans. Avec des migraines qui se sont arrêtées à seize ans, la toux continuant, accompagnée d’aphonie complète au moment ou elle voit Freud, « sur l’ordre formel de son père 6». Ses parents avaient lu une lettre d’adieu de leur fille, « disant ne plus pouvoir supporter la vie 7».
Elle avait aussi « une aversion légère pour les aliments » et des « évanouissements 8» devant son père. Freud note la sensation de la pression d’une étreinte de la partie supérieure du corps, qu’elle ne relie pas à une évènement antérieur, une sensation de déplaisir et de dégout en mangeant. Elle évitait enfin « de passer à côté d’un homme en conversation animée ou tendue avec une dame 9» avec « horreur ».
En ces débuts d’entretiens, Freud est aussi informé par le père de Dora que celui-ci est lié à Mme K qui est l’amie de Dora. Que deux ans auparavant, après une promenade, Dora accusa Mr L de lui avoir fait une déclaration que celui-ci « nia énergiquement », appuyé par sa femme qui accusait Dora de ne s’intéresser qu’au sexe et d’avoir même lu « La psychologie de l’amour » de Mantegazza, ce qui l’aurait « excitée » et qu’elle aurait donc « imaginé 10» tout la scène.

Dora exigeait que son père rompe avec Mme L, ce qu’il se refusait à faire car il pensait que le récit de Dora était une « fiction » et qu’il aime cette femme. « Tachez de la remettre dans la bonne voie 11», demanda-t-il à Freud.
A ce point de la demande, Freud doit choisir : soit avaliser les accusations de l’entourage de Dora, soit « se faire sa propre opinion sur l’état véritable des choses ». Il opte pour la deuxième option et donne à Dora l’occasion de faire « entendre l’autre son de cloche 12». Il la reçoit alors pour des entretiens réguliers. Loin « d’écarter la souffrance réelle 13» de Dora, il lui donne ce faisant les armes pour se défendre contre les accusations de son entourage. Les « causes occasionnelles n’étaient donc pas mentionnées 14» dans le premier entretien avec Freud. Ce sera le travail de l’analyse de relier les symptômes aux évènements antérieurs. Contrairement à ce que prétend Onfray15, Freud a bien repéré le dégoût « sexuel » de Dora. C’était même le point de départ de son analyse. Voyons de quoi il s’est agit.

Le travail de Freud

Le travail de Freud montre de nombreux retours sur ses conceptions et ses théories. C’est un texte déjà très construit qui est sans cesse remanié. Ce dont il avertit le lecteur dans le préambule en évoquant les « corrections, les « amplifications » et les « mises à jour, up to date »16.
Freud en découd avec la vérité. Les faits sont sans cesse questionnés dans les entretiens avec Dora. Leur sens définitif est mis en suspens, il n’y a pas de vraie conclusion à leur histoire, pas non plus de réponse à toutes les questions posées, pas de happy end.
C’est une interprétation ouverte des faits, son sens varie tout au long de l’article. Freud ne cache pas sa propre « mécompréhension » des questions soulevées par l’analyse 17. L’interprétation des deux rêves se veut exhaustive, toutes les significations possibles sont envisagées. Aussi bien les significations des faits et des souvenirs que celles des fantasmes possibles dans ces rêves.
Le champ de l’interprétation est alors ouvert par les entretiens entre Freud et Dora. Elle peut dénoncer la tentative de séduction de Mr K quatre ans plus tôt, où il a tenté de l’embrasser en la serrant contre lui 18. Freud ne la contredit pas, il ne la réprime pas, il ne l’accuse pas, il ne lui « tord pas le cou 19». Il l’invite à tout lui dire et associer librement. Ce qu’elle dit alors se rapporte à son père dont elle se plaint.
Freud lui donne raison à trois reprises : son récit « correspond absolument à la vérité 20» insiste-t-il. Il désapprouve l’idée que son père la traite comme une enfant qui ne connaitrait rien au sexe alors que ce dernier l’accuse dans le même mouvement de fantasmer. Il reproche au père de Dora de ne pas avoir su reconnaître le comportement séducteur de Mr K envers elle 21. Freud n’est pas allé dans le sens du père de Dora qui s’est d’ailleurs détourné de cette cure. Le fait que Mr K et Mme K sont dans leur tort est posée clairement : Freud se range du côté de Dora.

L’après-coup de l’inconscient

Par les rêves, l’inconscient permet un retour en arrière et une relecture des faits. Il interdit une thèse à priori sur les faits qui amènent Dora à Freud, comme ses parents voudraient l’imposer. Il oblige Freud à changer ses vues et rend la source méconnaissable et secrète. L’inconscient crée une division chez Dora et lui permet un choix. Chacun des deux rêves indiquent une « décision 22», de sa part.
Ce dispositif « fonctionne » à deux. Il comprend Freud et Dora, pas Freud seul. Le cas « procède 23» des deux et non d’un seul. Freud offre ses hypothèses, Dora offre ses rêves, elle consent à l’entretien, elle vient et elle s’y prête. Dora y intervient par ses remarques et ses réflexions.
Dora revient voir Freud et le remercie en l’informant de sa situation quinze mois après la fin de la rédaction de l’article. La cure a ouvert une porte à Dora, elle lui a permis de se venger de son père : celui-ci a quitté sa maitresse. Dora a au moins pu « résoudre le conflit existant 24» l’opposant aux accusations de son père et Mme K. Il a ouvert la voie à son destin de femme.
Loin de prétendre à la guérison systématique de ses patients, Freud montre au contraire, et le reconnaît publiquement, à quel point cette cure était inachevée. Il fournit bel et bien « le détail et les raisons d’un ratage 25». Son article est bien publié mais, le détour par l’inconscient a rendu l’identification de Dora impossible et donc maintenu le secret sur son identité. Celle-ci n’a été découverte que dix-huit ans après, lors d’une rechute traitée par Félix Deutsch en 1923. C’est l’occasion pour Freud de faire acte de lacunes de sa pensée en soulignant toutes ces années après, ce que la psychanalyse a pu découvrir : le transfert (grâce à Dora en somme) et le fait que la cure n’a pas permis d’établir « une barrière de défense contre des état morbides antérieurs ». Elle déclarera à la fin de sa vie en 1955, sa fierté de faire l’objet de cet article quand elle rencontre Félix Deutsch : elle « manifestait une immense fierté d’avoir fait l’objet d’un écrit aussi célèbre dans la littérature psychiatrique 26».

Le pays des merveilles

Dora nous montre qu’il est possible, avec l’aide d’un analyste qui prend soin de « sa souffrance réelle », d’inverser une situation familiale qui ne lui agrée pas. Ce faisant, elle a du passer par la fiction aménagée par ses rêves où se trouve l’interprétation et qui signe ses décisions. C’est ce que l’on voit dans le «  Alice au pays des merveilles » de Tim Burton. Une jeune fille est promise au mariage avec un jeune homme imbu de lui-même et dont elle ne veut pas. Son périple dans le « pays des merveilles » de son rêve lui permettra de dépasser le conflit avec sa sœur qui sous-tendait son embarras. Burton nous montre que ce voyage dans le pays des rêves n’est pas sans risque, ce qui est aussi le cas en psychanalyse. Mais une fois réveillée, Alice est capable de passer son chemin.
Le champ du rêve est le lieu de la bataille de la pensée, duquel le sujet sort armé pour suivre sa propre voie. Loin de l’avoir méprisée, de lui avoir « tordu le cou », Freud s’en est fait le porte parole.

Obnubilé par ses cartes postales, Michel Onfray ne sait pas voir tout cela !

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1– Il existe plusieurs recensions des publications sur la polémique lancée par Michel Onfray
2– Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, Grasset, 2010, chapitre IV, « Une abondance de guérison de papier », quatrième partie, « Thaumaturgie. Les ressorts du divan », pages 411 à 437. « Carte postale n°4 : la psychanalyse procède d’observations cliniques : elle relève de la science », p. 29
3– « Une croisade menée contre le freudisme (qui) consiste à faire passer la psychanalyse pour une doctrine pansexualiste ayant pour objectif de faire avouer par la suggestion à des patients (et surtout à des femmes) des « cochonneries » sexuelles inventées par les psychanalystes eux-mêmes », Roudinesco E., Plon M., Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997. Freud répond en montrant que l’on peut parler de sexe directement avec son patient et « appeler un chat un chat »
4– Freud, Cinq psychanalyses, (1905), Paris, PUF, 1954, traduction par M. Bonaparte et R. M. Loewenstein, p. 10
5Ibid, p. 12
6Ibid, p. 13
7Ibid, p. 14
8Ibid, p. 19
9Ibid
10Ibid, p. 16
11Ibid, p. 16
12Ibid, p. 17
13– Onfray, Ibid, p. 417
14– Freud, Ibid
15– Onfray, Ibid, p. 422
16– Freud S., Ibid, p. 6
17Ibid, p. 32
18Ibid, p. 18
19– Onfray, Ibid, p. 420
20– Freud, Ibid, p. 23, 24 et 32
21Ibid, p. 23
22– Ibid, p. 49
23– Onfray, Ibid, « Contre-carte postale n°4 », p. 38
24– Freud, Ibid, p. 7
25– Onfray, Ibid, p. 413
26– Deutsch F., « Apostille au fragment d’une analyse hystérique (Dora) », 1957, RFP, XXXVII, janvier-avril 1973, p. 407-414

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