L’idéal divergent

L’idéal est source de plus-value

Ce qui me frappe souvent dans la vie des entreprises, c’est sa dimension idéale[2]. Nous assistons à une présentation très enviable des sociétés par elles-mêmes. On apprend qu’elles privilégient la qualité, la compétitivité ou le rendement. C’est-à-dire qu’elles demandent le mieux de ce que peuvent leur donner leurs membres[3]. Nous avons ainsi très vite l’idée que ce que l’on appèle « pousser » les employés, c’est leur fixer un idéal, un objectif à atteindre, ce qui permettrait de tirer un bénéfice profitable à la société.

C’est aussi ce que l’on se dit quand on assiste au spectacle de la remise des prix pour les cadres commerciaux. Celui du meilleur vendeur qui pourra partir une semaine à Marrakech. Je pense alors que la carotte du voyage voile la finalité de la cérémonie. Le patron prescrit une cible que tous les commerciaux sont censés viser dans un effort commun.

De la grande école au top 15 des entreprises

Le principe de placer un idéal privilégié à atteindre est une des techniques de l’éducation nationale. Plus un établissement est prestigieux, plus il est censé assurer une compétence à l’élève. Il semblerait que cet élément idéal soit très présent dans les domaines du commerce et de la gestion. De même qu’au niveau du recrutement, les cabinets semblent toujours en quête de la meilleure « tête ». Mais l’idéal est-il toujours utile aux entreprises ?

L’idéal en psychanalyse

La psychanalyse distingue une instance de la conscience qui juge et une instance qui supporte l’idéal du moi. Il ne faut pas confondre l’idéal du moi avec le moi idéal. Le moi idéal est la façon dont le sujet se présente aux autres. L’idéal du moi est le point auquel le sujet réfère ses actes. C’est cette confusion qui amène Nicole Auber et Vincent de Gaulejac à penser que l’idéal peut se façonner et se modifier. Si bien que sur la base de cette confusion, la poursuite d’un idéal qui serait au-delà du sujet est rabattue sur une quête « narcissique » où le sujet se prend pour cible.

Lacan[4] utilise l’exemple suivant. Le jeune bourgeois qui roule en Austin dans les rues de Paris affiche son moi idéal. Il affiche ce qu’il croit être, un jeune homme élégant et aisé. Dans son automobile, il peut avoir une tendance fâcheuse aux excès de vitesse. Si on lui demande pourquoi, il répondra que « c’est pour faire chier, père ». Ce père en question, sous les yeux duquel se déroule ces excès de vitesse, est l’idéal du moi. Par ailleurs, le surmoi est la source de la culpabilité, de l’autopunition et des reproches. Il est féroce et tyrannique. Les auteurs divergent pour préciser les rapports existants entre le surmoi et l’idéal du moi. Tantôt, le surmoi est une catégorie qui englobe l’idéal du moi, tantôt, il en est séparé.

Un facteur de cohésion sociale

L’idéalisation va bien plus loin que tout cela. Si je reprends l’exemple des prix décernés aux meilleurs commerciaux d’une société, la cérémonie de remise de ces prix ne manque pas d’impressionner. Pourquoi ces immenses assemblées enthousiastes au bonheur de celui qui reçoit son voyage ? Voyez ce public uni autour de leur projet ! Car l’idéal a aussi cette fonction d’unifier les masses ce que Freud avait remarqué. Il est alors assez tentant de penser que l’idéal serait un facteur de cohésion de l’entreprise et que par conséquent il va contre les ruptures entre l’employé et sa société. Il est vrai que les ouvriers peuvent en arriver à faire état de leur nostalgie pour un travail passé pourtant pénible.

Je reçois une patiente qui est facilement persécutée. Elle pense que dès qu’un homme lui parle, c’est pour lui faire des avances. Y compris au travail. Évidemment, cela soulève le problème de son départ car c’est insupportable. Malheureusement, Patricia a aussi l’idée que ce pour quoi elle est faite, ce vers quoi elle doit tendre est une sorte de discipline professionnelle très spécialisée. Or, il existe très peu d’entreprises à employer des experts dans ce domaine. Si bien que cela fait déjà deux ans qu’elle sait et dit qu’elle veut partir de son entreprise mais qu’elle ne le fait pas pour ne pas perdre sa spécialisation. Dans ce cas, l’idéal de Patricia l’emporte sur sa persécution. Son idéal l’enchaîne à sa société au lieu de l’aider à rompre.

Un idéal divergent

Il arrive très souvent que l’idéal du moi soit supporté par une figure différente du cadre ou de patron d’entreprise. On aura alors tendance à penser que le patron manque de charisme. Ce qui n’est pas forcément le cas. C’est une erreur car rien n’oblige l’idéal du moi à se porter là où l’on veut qu’il aille. L’enthousiasme pour son patron ne se décrète pas.

Je reçois Olivier en consultation après qu’il a démissionné d’un poste à très haute responsabilité qui le plaçait à la tête de plusieurs filiales de son groupe. Il avait un souci particulier. À chaque fois qu’il croisait une femme, il lui faisait un clin d’œil. Puis, il avait le besoin irrépressible d’en faire le rapport à son épouse : « chérie, je crois que je plais à ma secrétaire » ou alors: “ je crois que j’ai une touche avec la stagiaire ». Bien évidemment, son épouse s’énerve et menace de divorcer. Sur le plan de l’amour, Olivier reste très « nostalgique » d’un amour d’enfance. Son désir ne se porte plus vers son épouse mais vers les femmes dont il lui parle.

Le manège des clins d’œils a considérablement contribué à l’effondrement professionnel d’Olivier au point qu’il lui aura fallu deux ans pour reprendre son activité. Devoir faire quelque chose sous le regard d’un autre est très problématique pour l’entreprise. Cela vient directement contredire le principe de la rentabilité de l’individu dans l’entreprise. En quelques sortes, les clins d’œils d’Olivier sont venus parasiter son travail.

Olivier agit sous le regard de son épouse. Il est absolument nécessaire que quelqu’un le sache et c’est son épouse qui remplit ce rôle. Elle est en position d’idéal du moi. Son PDG n’étant pas le référent principal, quand Olivier s’effondrera, il n’aura aucun mal à rompre avec sa société. Ce n’est pas l’idéal du moi, ni Olivier lui-même qui a provoqué la rupture. C’est la localisation de l’idéal du moi qui l’a autorisé. L’idéal du moi est situé à un point distinct des enjeux de sa société. L’idéal du moi ne se loge pas dans les instances hiérarchiques de la société. Il en diverge et il est même fort à parier que ce soit le cas le plus fréquent. Il apparaît donc que l’idéal du moi ne se met pas si facilement en place.

Un idéal anti-social

Il n’est pas certain que l’idéal du moi soit un facteur de cohésion de masse. En effet, un idéal du moi n’autorise pas forcément le sujet à partager avec l’autre. Je reçois un monsieur qui occupe un poste de gestionnaire d’une équipe de 20 ans. C’est un célibataire vieillissant, fil unique, dont la principale nécessité vitale est de soigner sa mère et sa tante avec lesquelles il vit. Il se trouva qu’il s’il soigne ses parentes avec la même attention que son travail. Le point d’idéal du moi est lié à un oncle maternel. Mais il y a une condition à ce que sa mission soit correctement remplie. Il doit la réaliser strictement seul. Si bien que quand il a dû, à contre-cœur et après bien des années, demander de l’aide à une infirmière à domicile pour le diabète de sa tante, Jacques s’est retrouvé en faute. Il a alors gravement déprimé. Dans son travail, c’est le même problème, Jacques doit rester le seul à diriger l’équipe, il ne peut donc pas partager, il s’avère incapable d’embaucher un adjoint qui pourrait pourtant faciliter les choses. L’idéal du moi de Jacques le pousse à l’anti-social, il le mène à refuser l’agrégation et le lien social. Il est facteur d’isolement. Ce n’est pas son idéal qui chute ou disparaît quand il décompense. C’est le sujet lui-même qui se retrouve en faute par rapport à cette instance de l’idéal du moi.

L’idéal du moi ne facilite pas la rupture quand elle est nécessaire. Il peut menacer le bon déroulement d’une activité et contribuer à l’isolement du sujet. Enfin, il est probable qu’un idéal du moi ne peut pas s’installer si facilement ou sur commande car les sujets ont parfois recours à un idéal divergent. Une stratégie de management qui aurait tendance développer un idéal s’exposerait donc à des risques majeurs. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il faut lutter contre un idéal. Il y a de fortes probabilités pour que ce soit cet idéal qui l’emporte. L’idéal du moi est aussi ce qui peut soutenir un sujet dans ses projets.


[2]– Intervention aux journées nationales d’études de l’EDHEC et de l’IAE, « Transformations et ruptures » à Lille, le vendredi 7 juin 2002

[3]– Auber N., De Gaulejac V., Le coût de l’excellence, Paris, Seuil, 1991. « Volonté d’excellence, recherche de qualité totale, poursuite du « zéro défaut », mise en place de cercles de qualité, élaboration de projets d’entreprise ou de chartres « performance » allant peu à peu imprégner toutes les pratiques de management… du « zéro défaut » à « zéro répit », la course à la performance devient une obsession, et la logique managériale, issue du secteur privé, finit par s’imposer partout », p. 12.

[4]– Lacan J., Le transfert, Le séminaire, livre VIII, Paris, Seuil, 1991, p. 398 et 399.