Ali Magoudi à la lettre

La lecture du dernier livre de Ali Magoudi[1] nous est très profitable. C’est un texte sur ce qu’est un psychanalyse. Magoudi a décidé de le rédiger après la lecture de celui de Gérard Haddad qui est un témoignage sur sa cure avec Lacan[2]. Magoudi est de père arabe : celui-ci s’est retrouvé en Pologne en 1942, puis il s’est marié en 1947. Le père de Magoudi voulait laisser une trace de son existence. Il avait chargé son fils de rédiger sa biographie. Ce que Magoudi n’a jamais fait. Par contre, Magoudi a rédigé plusieurs ouvrages dont le célèbre Oreste Saint Drôme[3] sur la difficulté de choisir son analyste. Magoudi rompt son anonymat, la co-auteure restant toujours inconnue du grand public.

Sa mère est polonaise et l’a élevé dans la langue polonaise. Magoudi était d’abord chirurgien ORL avant, dans un grand passage à l’acte, de changer de voie pour choisir la psychiatrie et commencer une analyse. Le déclic est venu quand il s’est dit qu’il ne voulait plus se transformer en Singer[4]. Il avait passé son enfance à côtoyer l’atelier de couture où travaillaient sa mère et d’autres femmes aimantes.

Un matin, dans sa voiture et se rendant à son travail, il se dit intérieurement « demain, la mer ». C’est une injonction intime déconnectée de son contexte que Magoudi réfère à sa mère. Cette injonction est banale dans ce qui la provoque. La mère comme cause du désir d’un jeune homme, cela parait trop simple. Pourtant, elle est une surprise totale pour Magoudi. Il se croyait à l’abri de son inconscient et découvre que celui-ci ne manque pas une occasion pour se manifester. C’est ce que l’on comprend en lisant ce livre. La révélation scandaleuse de l’inconscient, même pour quelqu’un qui est déjà nourri abondement de lectures en psychiatrie et en psychanalyse.

L’auteur se donne comme objectif de dire simplement ce qu’est l’analyse sans recours à une terminologie lacanisante abusive. N’oublions pas que Magoudi est aussi l’auteur d’un dictionnaire de 55 concepts lacaniens[5]. Il aurait pu tomber dans une vulgarisation trompeuse, mais l’exercice est réussi car son style est direct. En quatre ou cinq points, Magoudi nous fait saisir les déterminants de ses grands choix dans la vie, les diverses répétitions de son histoire et la façon dont elles furent installées.

Magoudi arrive à nous faire comprendre à quel point la lecture ne parvient pas à remplacer l’analyse comme expérience personnelle. Que les concepts ne sont qu’une façon de parler à peu de frais de son désir, mais qu’en eux-mêmes, ils ne permettent pas d’y accéder.

Magoudi explique aussi très bien à quel point le choix de son analyste était lié au langage. Avant même de rencontrer son analyste, Magoudi ne pouvait choisir que celui-là et pas un autre. Magoudi est allé voir Pierre Legendre. La partie signifiante « gendre » recouvrait la signification de son propre prénom, Ali, le gendre de Mahomet. Magoudi allait donc à la rencontre d’un semblable en prenant rendez-vous avec Legendre.

Magoudi nous montre aussi l’incroyable répétition de la « lettre de l’inconscient »[6] dans son parcours. C’est le plus impressionnant de son livre. Il s’agit d’une notion de Jacques Lacan pour désigner l’instance de la lettre dans l’inconscient. La « lettre de l’inconscient » est une lettre qui survient à de nombreuses occasion, ce que Freud a montré dans l’histoire de l’homme au loup[7] pour qui beaucoup de symptômes étaient battis sur la lettre V, M ou W : la peur déclenché par le battement des ailes d’un papillon, le désir déclenché par la position agenouillée les jambes écartées d’une femme, la déprime à cinq heures de l’après-midi, les cinq loups du cauchemar (Wolf)…

Dans le cas de Magoudi, cela s’est vu dans le fait de choisir le « r » de son métier d’ORL. Mais, aussi dans sa signature. Le père de Magoudi était né « Magouri ». Lors de son inscription à l’état civil français, le « r » a été remplacé par le « d ». Mais, le père de Magoudi n’a jamais accepté cette nouvelle lettre : il signait « Magou i ». Sans s’en rendre compte, Magoudi a lui aussi longtemps signé « Magou i», refusant de choisir entre le « d » et le « r » par un effacement du « r ». A la différence de l’homme au loup, Magoudi efface une consomme, reprennant en cela le refus de son père à son compte. Jusqu’à son anorexie déclenchée à un an lors de la mort dès la naissance de son petit frère. Anorexie dont il garde « un plaisir ineffable à rester sans manger ». Magoudi l’épingle comme une anorexie « Ali-ment-r »[8]. La lettre « r » effacée par son père fait retour pour Magoudi sous la forme de la jouissance de ne rien manger.

Ce livre est très vite lu car il est clair. Sur ce point, Magoudi a réussi la mission qu’il s’est donné. Mais, il reste très pudique sur de nombreux points personnels : le choix de son partenaire en particulier. La simplicité de son ouvrage est trompeuse. C’est pourtant bel et bien le résultat de son analyse. Il dit clairement ce qu’il a mis des années à clarifier.

Espérons que Magoudi nous livre encore d’autres productions aussi captivantes et didactiques.

E. Fleury


[1] – Magoudi A., Le monde d’Ali, comment faire une psychanalyse quand on est polonais, chirurgien, arabe, élevé dans le sentier, Albin Michel, Paris, 2004 [2] – Haddad G., Le jour où Lacan m’a adopté, Grasset, Paris, 2002

[3] – Oreste Saint Drôme, Comment choisir son psychanalyste (1987), Le Seuil, Paris, 2001

[4] – p. 27

[5] – Oreste Saint Drôme, Dictionnaire de 55 termes visités par Jacques Lacan, Le Seuil, Paris, 1994

[6] – p. 136

[7] – Freud S., Cinq psychanalyses, PUF, Paris, 1954, p. 326-420

[8] – p. 150