Ecriture contre codification

L’article d’Hubert Guillaud est assez intéressant dans la mesure où il tente de répondre à la question spéculative de savoir si les connaissances accumulées par les systèmes d’information peuvent devancer nos désirs de consommateur d’internet et donc tuer notre liberté d’internaute.

la force

La nouveauté de ces systèmes d’information est relativisée. Le côté instrumental de l’information ne fait que prolonger une habitude déjà ancienne de l’homme. Celle d’utiliser ce qui l’entoure comme un instrument au service de ses buts. Mais cet usage n’est pas gratuit et peut entrainer la nécessité pour les hommes de devoir s’adapter à leurs machines. « Les nouvelles machines de la fin du XIXe siècle exigeaient que les muscles de l’être humain s’y adaptent. En Autriche et en Allemagne notamment, un courant philosophique réfléchissait à comment changer la musculature ! »

Dans la continuité de ce développement, l’information serait à son tour un outil auquel les sujets doivent s’adapter. « Le muscle que nous avons dans la tête, le cerveau, doit s’adapter ». Ce qui peut donner lieu à une « infobésité » et transformer les sujets en « informavores ». D’où l’apparition de toute une littérature sur ce que l’internet pourra changer dans notre façon d’apprendre, de lire et d’écrire.

Car, c’est un fait, l’écriture est maintenant passée dans les logiciels. « Les textes vraiment importants, qui écrivent notre vie aujourd’hui et qui sont, en quelque sorte, les histoires de notre vie sont désormais les logiciels ». A un point tel que l’on se demande maintenant qui peut bien écrire ces textes. « Vous ne pourrez jamais vraiment comprendre en détail comment Google fonctionne, car vous n’avez pas accès au code ».

Le fantasme est né de penser que nos désirs pourraient devinés à l’avance, que nos désirs inconscients seraient anticipés par cette masse informe et anonyme d’information. Google sait tout ! En retour, cette masse d’information pourrait alors nous instrumentaliser par un renversement d’autant plus imprévu qu’indésirable. Et ce serait alors la machine qui adapterait nos désirs dans un rapport aliénant.

Mais, je pense que c’est confondre l’écriture et la traduction. L’écriture est le fait d’un sujet. L’information celui d’un groupe. Le système d’information prend le produit déjà écrit pour le coder, le traduire et le transposer dans le champ de l’internet. Même si cela se fait maintenant au moment même de l’écriture.

Cela conduit à deux interrogations d’ordres distincts.

La première interrogation porte sur l’écart entre les désirs de l’écrivain et les effets en retour de son écriture. Dans cette écriture, il n’y a aucun code universel, valable pour tous, fut-il vendu par Google. Il s’agit du singulier d’un sujet écrivant.

La deuxième interrogation porte sur le passage de l’écrit de l’un au transcrit par d’autres. C’est sur ce point que portent les inquiétudes de Frank Shirrmacher. A ce niveau, une intervention sur le code déplace la signification de l’écrit initial. Mais, dans la mesure où cet écrit était déjà passé dans le domaine public, il est adressé aux autres, son écrit nous est parvenu par les systèmes d’information, il se savait déjà susceptible de transformation et de déplacement en l’y envoyant.

Faute d’établir cette distinction fondamentale, la boite à fantasme s’ouvre à grande vannes sur la paranoïa Google.

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La capacité prédictive de nos systèmes socio-techniques va-t-elle tuer notre libre arbitre ?

Par Hubert Guillaud, le18/11/2009

L’informavore caractérise l’organisme qui consomme de l’information pour vivre, explique le journaliste et éditorialiste [1] Frank Schirrmacher, coéditeur du premier quotidien national allemand le Frankfurter Allgemeine Zeitung dans une passionnante interview à la revue [2] The Edge.

Quelles informations retenir ? Qui va les retenir pour nous ?

“Nous sommes apparemment aujourd’hui dans une situation où la technologie moderne change la façon dont les gens se comportent, parlent, réagissent, pensent et se souviennent.” Nous dépendons de plus en plus de nos gadgets pour nous souvenirs des choses : [3] comme le disait Daniel Dennet, nous connaissons une explosion démographique des idées que le cerveau n’arrive pas à couvrir. “L’information est alimentée par l’attention : si nous n’avons pas assez d’attention, nous n’avons pas assez de nourriture pour retenir tout ces renseignements.” Or, à l’âge de l’explosion de l’information que faut-il retenir ? Que faut-il oublier ? Pendant des siècles, explique Frank Shirrmacher, ce qui était important pour nous était décidé par notre cerveau : désormais, il sera décidé ailleurs, par nos objets, par le réseau, par le nuage d’information dont nous dépendons. “Ce n’est pas un hasard si nous connaissons une crise de tous les systèmes qui sont liés soit à la pensée soit à la connaissance” : édition, journaux, médias, télévision, mais également université comme tout le système scolaire. Ce n’est pas une crise de croissance, mais bien une crise de sens : “la question est de savoir ce qu’il faut enseigner, ce qu’il faut apprendre et comment. Même les universités et les écoles sont tout à coup confrontées à la question de savoir comment enseigner.”

A la fin du XIXe siècle, rappelle l’essayiste, “à la rubrique nouvelles technologies, les discussions étaient vives autour du moteur humain. Les nouvelles machines de la fin du XIXe siècle exigeaient que les muscles de l’être humain s’y adaptent. En Autriche et en Allemagne notamment, un courant philosophique réfléchissait à comment changer la musculature ! Le concept de calories a été inventé à cette époque afin d’optimiser la force de travail humain. Au XXIe siècle, on retrouve le même type de question avec le cerveau. Le muscle que nous avons dans la tête, le cerveau, doit s’adapter. Or, ce que nous savons des études récentes montre qu’il est difficile pour le cerveau de s’adapter au multitâche.” Nous passons de l’adaptation des muscles aux machines à celui de l’adaptation du cerveau aux machines à travers les questions du multitâche ou de l’infobésité qu’adressent à nous les technologies de l’information et de la communication. “Le concept d’informavore qui conçoit l’être humain comme un dévoreur d’information a beaucoup à voir avec nos anciennes chaines alimentaires”, avec la nourriture que vous prenez ou pas, avec les calories qui sont bonnes ou mauvaises pour vous ou votre santé.

L’outil n’est pas seulement un outil, il façonne l’humain qui l’utilise. Du moment que les neuroscientifiques et d’autres se sont mis à utiliser l’ordinateur pour analyser la façon de penser des hommes, quelque chose de nouveau à commencé. [4] Quelque chose qui pose la question du libre arbitre, comme le disait déjà Jaron Lanier, le gourou de la réalité virtuelle. “A l’heure de l’internet en temps réel, la question de la recherche prédictive et du déterminisme devient plus importante.”

Les algorithmes prédictifs vont-ils décider pour nous ?

Frank Schirrmacher imagine que la question de la prédiction – comme la prévisibilité des tendances de recherches que réalise déjà les outils de Google [5] sur la grippe et [6] dans bien d’autres domaines – va avoir un impact important sur la notion de libre arbitre. Google saura avant nous si le concert que nous nous apprêtons à regarder ce soir va nous intéresser, parce qu’il sait comment les gens en parlent, qu’il calcule et analyse non seulement les comportements de la société, mais aussi les nôtres permettant de situer nos comportements dans l’univers social, explique Schirrmacher. En recueillant de plus en plus de données comportementales et en y appliquant des algorithmes prédictifs de plus ne plus sophistiqués, notre perception de nous-même va se modifier. Alors que pour certains psychologues – comme [7] John Bargh – clament que rien n’est plus important que le libre arbitre, nous sommes confrontés à un avenir où tout va être prévisible par les autres, via le nuage informatique et la façon dont nous sommes liés via l’internet. Les nouvelles technologies, qui sont en fait des technologies cognitives, s’adressent à notre intelligence, à notre pensée et s’opposent désormais à nos façons de penser traditionnelles.

Et Schirrmacher d’en appeler à mieux comprendre les transformations qui se font jours : “Qu’est-ce que Shakespeare et Kafka, et tous ces grands écrivains, ont réellement faits ? Ils ont traduit la société dans la littérature. Ils ont traduit la modernisation dans la littérature… Maintenant, nous devons trouver des personnes qui traduisent ce qui se passe dans la société au niveau des logiciels. Les textes vraiment importants, qui écrivent notre vie aujourd’hui et qui sont, en quelque sorte, les histoires de notre vie sont désormais les logiciels – or ces textes ne sont pas examinés. Nous devrions avoir trouvé les moyens de transcrire ce qui se passe au niveau des logiciels depuis longtemps – comme Patty Maes ou d’autres l’ont fait : juste l’écrire et le réécrire de manière à ce que les gens comprennent ce que cela signifie réellement. Je pense que c’est aujourd’hui une grande lacune. Vous ne pourrez jamais vraiment comprendre en détail comment Google fonctionne, car vous n’avez pas accès au code. On ne nous donne pas l’information pour comprendre.”

Sommes-nous prêts à accepter de constater combien notre fonctionnement personnel est dépendant de notre environnement social ?

[8] Parmi les nombreuses réponses que cet article a suscité, signalons, [9] celle de John Bargh, psychologue et directeur du [10] Laboratoire de l’automatisme pour la cognition, la motivation et l’évaluation à l’université de Yale, qui abonde dans le sens de Schirrmacher.

“J’ai tendance à moins m’inquiéter de la surcharge d’information sur le plan personnel et individuel qu’au niveau sociétal et gouvernemental. Voilà longtemps que le cerveau humain a l’habitude d’être surchargés d’informations sensorielles (…). Le cerveau est habitué à traiter avec des messages contradictoires aussi, ainsi qu’à gérer et intégrer l’activité de nombreux sous-systèmes tant physiologiques que nerveux – mais comme le montre les travaux de [11] Ezequiel Morsella, cela tout en conservant cette gestion hors de notre vue de manière qu’il nous semble ne pas en faire l’expérience.

Nous sommes déjà et depuis longtemps multitâches. Mais nous le faisons (plutôt bien) inconsciemment, non consciemment. Nous sommes moins doués pour le multitâche conscient (comme parler au téléphone quand nous conduisons) en raison des limites de l’attention consciente. A mesure que nous acquérons des compétences, ces compétences requièrent de moins en moins d’attention consciente (…). Conduire un véhicule nécessite de fortes capacités à être multitâche de prime abord, mais cela devient beaucoup moins difficile parce que notre capacité à être multitâche se déplace avec le temps.

Mais Schirrmacher a bien raison de s’inquiéter des conséquences d’une base de connaissances numérisées universellement disponibles, surtout si elle concerne les prévisions de ce que les gens vont faire. (…) La découverte de l’omniprésence des influences situationnelles pour tous les principaux processus mentaux de l’homme nous dit quelque chose de fondamentalement nouveau sur la nature humaine (par exemple comment notre fonctionnement est étroitement lié et adapté à notre environnement physique et social notamment). Il supprime le libre arbitre qui génère les choix et les pulsions comportementales, les replaçant dans le monde physique et social, sources de ces impulsions.

La découverte qu’il est facile d’influencer et de prédire le comportement des gens est désormais exploité comme un outil de recherche parce que nous savons que nous pouvons activer et étudier des systèmes psychologiques humains complexes avec des manipulations très simples. (…) C’est parce que ces études sont relativement faciles à réaliser que cette méthode a ouvert la recherche sur la prédiction et le contrôle du jugement et du comportement humain, et l’a démocratisé (…). Cela a produit une explosion de la connaissance des contingences des réponses humaines à l’environnement physique et social. Et je m’inquiète comme Schirrmacher, parce que nous construisons si rapidement un atlas de nos influences inconscientes que nous pourrons bien les exploiter via des dispositifs de calculs toujours plus rapides alors que les connaissances s’accumulent à un rythme exponentiel.”

Je me connais donc je suis… et c’est tout !

Plus le Web – cette vaste “base de données des intentions”, [12] comme l’a brillamment appelé John Battelle – croît, plus il est difficile de discerner si ces intentions sont les nôtres ou pas, [13] conclut avec raison Nicholas Carr.

Heureusement, [14] tout le monde ne partage pas ce pessimisme. [15] Nick Bilton, professeur à l’université de New York, designer pour le New York Times, répond : “Je suis profondément perplexe devant les penseurs intelligents et novateurs qui pensent qu’un monde connecté est nécessairement un monde négatif. (…) Ce n’est pas notre peur de la surcharge d’informations que fait tergiverser nos égos, mais la crainte que nous soyons en train de manquer quelque chose.”

Qu’est-il important ou pas de savoir demande Frank Schirrmacher. “La réponse est claire et pour la première fois dans nos existences, l’internet et la technologie la rendent possible”, estime Bilton : “c’est l’importance de l’individualisme. Ce qui est important pour moi ne l’est pas pour vous, et vice-versa. Et l’individualisme est l’incarnation du libre arbitre. Le libre arbitre n’est pas un moteur de recommandation, n’est pas un algorithme de Google ou d’Amazon : c’est la capacité de partager nos pensées et nos histoires avec qui souhaite les utiliser pour que nous puissions en retour utiliser les leurs. Ce qui importe c’est notre capacité à discuter et présenter nos points et de vue et écouter les pensées des autres.”

La réponse est forte… mais peut-être un peu courte. En enregistrant toujours plus nos données, en nous permettant [16] de nous documenter plus avant, ces systèmes renforcent certes notre individualisme, mais ils nous rendent aussi plus perméables aux autres, plus conscients de nos influences. Peut-être que cela permettra à certains de mieux y réagir… Mais est-ce que ce sera le cas de tous ?

La web thérapie en Irak

LE MONDE | 12.01.09 | 13h47 • Mis à jour le 12.01.09 | 17h03
BERLIN CORRESPONDANCE

eigneur, que suis-je donc en train de vivre ? Reverrai-je seulement un jour ma famille ? J’imagine mon propre cadavre jeté au milieu de nulle part. Je sais trop la douleur que je vais causer aux miens. Et je pleure… Humilié, terrorisé, sans espoir d’être secouru. » C’était il y a deux ans. N., 24 ans au moment des faits, travaillait alors comme consultant pour une société de transport à Bagdad, quand un gang d’hommes armés a fait irruption dans les bureaux de l’entreprise… La suite, il n’a jamais réussi à la raconter à quiconque.

Assis devant l’écran d’ordinateur d’un café Internet, téléguidé par un « web-thérapeute », le jeune Bagdadi s’y est finalement résolu. La violence des coups qu’il a reçus pendant son kidnapping, le pistolet qu’on lui a placé sur la tempe, les exécutions dont il fut témoin ont déjà fait l’objet de deux précédents mails. L’exercice a ensuite consisté à se focaliser sur son ressenti.

« Cette étape est la plus périlleuse. Les patients doivent s’efforcer de décrire dans le détail ce dont ils peuvent à peine se souvenir sans défaillir. A ce stade, nombre d’entre eux veulent laisser tomber », explique la psychologue Christine Knaevelsrud, initiatrice, en partenariat avec l’université de Zurich, du programme « Interapy », lancé au printemps 2008 par le Centre de traitement des victimes de torture (BZFO) de Berlin. « A ceux qui craquent, nous disons que cette confrontation est nécessaire, afin qu’un jour ils puissent reprendre le contrôle sur leur traumatisme », poursuit la directrice du département recherche du BZFO, qui, fondé en 1992, compte aujourd’hui dans le monde de nombreuses antennes, financées par l’Union européenne et l’ONU.

Etrange thérapie à distance, où jamais le patient et son psychothérapeute ne se rencontrent, où aucun des deux ne sait même à quoi ressemble l’autre, quel est le timbre de sa voix. « C’est pourtant la solution la plus adéquate pour venir en aide aux Irakiens », insiste Mme Knaevelsrud, qui rappelle que les psychothérapeutes se comptent littéralement sur les doigts de la main aujourd’hui en Irak : « Tous ont fui le pays. »

Témoins ou victimes d’attentats, d’exécutions, d’enlèvements, de viols…, les quelque 300 Irakiens qui, comme N., sont à ce jour entrés en contact avec l’équipe de web-thérapeutes du BZFO (une douzaine de professionnels des troubles de stress post-traumatiques, tous arabophones et formés à la web-thérapie) ont chacun eu vent du soutien psychologique en ligne gratuit qu’on leur proposait via les médias arabes, auxquels le BZFO a recouru pour se faire connaître : sur Al-Arabiya, CNN ou la BBC en arabe, ils ont pour la première fois entendu parler de ce concept que les pays occidentaux eux-mêmes commencent seulement à découvrir.

Mise au point aux Pays-Bas à la fin des années 1990, la « web-thérapie » ou « thérapie écrite » est aujourd’hui pratiquée en Scandinavie, en Australie, aux Etats-Unis… même si elle est encore loin d’y être systématiquement prise en charge par les sécurités sociales locales.

« Le scepticisme reste fort à son égard : la sacro-sainte relation entre le psy et son patient y paraît inexistante, alors qu’elle n’est que dématérialisée, souligne Christine Knaevelsrud. Pour un certain type de patients, elle n’en est pas moins la forme de thérapie la mieux adaptée. Pour les Irakiens aujourd’hui, elle est même idéale. »

Et ce, pas seulement parce qu’il n’existe pas pour eux d’alternative. Mais aussi parce que le caractère anonyme de la web-thérapie facilite leur prise de parole. Après un questionnaire qui permet de diagnostiquer la nature de leurs troubles, la thérapie, qui dure en moyenne cinq mois, comprend la rédaction de dix mails, dont chacun doit être écrit en 45 minutes, selon un calendrier fixé avec le thérapeute. Dans ce cadre rigoureux, les patients irakiens « sont doublement plus « efficaces » dans la progression de leur travail : l’amélioration de leurs symptômes est deux fois plus significative », constate Christine Knaevelsrud.

Alors que, dans le monde arabe, le sentiment de perte de dignité éprouvé par un individu rejaillit aussitôt sur sa famille ou sa collectivité – ce qui rend toute confidence impossible, de peur d’être stigmatisé -, ou que les pensées suicidaires, condamnées par la religion, y sont inavouables, les web-patients du BZFO, libérés des regards qui seraient portés sur eux, vont droit aux faits. C’est notamment le cas des femmes de plus en plus nombreuses à participer à ce programme fréquenté par 60 % d’hommes, âgés en moyenne de 35 ans, et majoritairement issus de milieux éduqués.

Leurs mots écrits parlent d’ailleurs autant que des mots prononcés, Mme Knaevelsrud en témoigne : « La taille des caractères utilisés, l’agencement des mots sur la page m’ont parfois fait entendre un cri immense qui traversait l’écran de mon ordinateur. »

L’ordinateur, justement, s’il rend possible cette expérience inédite, en marque aussi les limites. « Les Irakiens qui disposent d’un chez eux sont plus que rares, et les cafés Internet ne sont ni légion ni la panacée, au regard de l’intimité requise pour un tel exercice », rappelle Ferhad Ibrahim, politologue spécialiste de l’Irak et ancien enseignant à la Freie Universität de Berlin. Selon lui, un maximum de 2 % à 3 % de la population irakienne a accès au Web. Sans compter que cet accès dépend in fine du courant électrique, très irrégulièrement assuré.

De fait, le nombre de patients touchés par le BZFO en Irak reste dérisoire au regard des besoins. « Mais c’est toujours mieux que de ne rien faire ! », réplique Christine Knaevelsrud, qui, au vu de l’ampleur de la tâche, n’envisage cependant pas pour l’instant d’élargir le champ de l' »Interapy » à d’autres populations, malgré son potentiel d’application énorme dans le monde. L’idéal restant bien sûr l’ouverture sur place d’antennes du BZFO, comme c’est déjà le cas dans le nord – relativement sûr – de l’Irak, à Kirkouk, et bientôt à Erbil et Souleimaniyé. Mais d’ouverture à Bagdad, il n’est pour l’instant pas question.

« Il y a un proverbe qui dit que la balle qui ne te tue pas te rend plus fort », écrit N. à un ami fictif. C’est la troisième et ultime étape de la web-thérapie, celle au cours de laquelle le patient – dont l’écriture s’est, en cours de route, singulièrement clarifiée et structurée – doit adresser une lettre imaginaire à qui il veut, l’essentiel étant qu’il tire un trait symbolique sur le passé.

Depuis qu’il a écrit cette « lettre d’adieu », N. dort mieux, ses angoisses et crises de vertige se sont apaisées. Il l’a tout de même imprimée pour pouvoir la relire, si le besoin s’en faisait sentir. Car, dans un quotidien fait d’insécurité permanente, le moindre incident peut entraîner la rechute. Autant que les difficultés d’accès à Internet, c’est là la plus sérieuse entrave au succès de l' »Interapy ».

Sur Internet : www.ilajnafsy.org.

Lorraine Rossignol

Le web a 6257 jours !

07 novembre 2008

 

6257! ou l’histoire du web au Web 2.0 Summit

 

kevinkelly.1226041359.jpg C’est le nombre de jours qui nous séparent de la création par Tim Berners Lee de la première page web. Et c’est Kevin Kelly , l’un des papas du super magasine sur les nouvelles technologies Wired , qui vient de le mettre en avant lors d’une passionnante intervention sur l’histoire du web pendant le Web 2.0 Summit qui se tient en ce moment à San Francisco.

Kevin Kelly a réussi à expliquer, avec des mots très simples, l’histoire de ces 6257 jours. En trois phases chronologiques :

1- Les ordinateurs sont liés entre eux. Et le réseau sert à partager des « paquets ». Pas très intime, ni personnel…

2- Les documents sont liés entre eux. Et on commence à partager des liens. C’est déjà plus intime et personnel : il y a des documents…

3- On commence à lier des données entre-elles. On fait des liens entre les informations à l’intérieur des pages.  Ce sont nos données, nos informations que nous partageons. Bien plus personnel et intime…..C’est la phase dans laquelle nous sommes aujourd’hui.

Pour Kelly, nous avons mis 6257 jours à poser les fondements de ce qu’il appelle le Word Wide Data Base, ou encore le Data Web. Dont le grand principe est de déstructurer les informations pour les rendre lisibles par des machines – les bases de données notamment – pour ensuite les restructurer sous tout un tas de formes possibles.

In fine, tous les objets vont être reliés à ces bases de données : ampoules, ascenseurs, boîtes de conserves… et connectables, bien sûr à des personnes. C’est ce qu’il nomme la base de donnée des choses.

Une vision simple de notre monde 2.0, mais diablement efficace, non ?

Dominique Piotet

08 novembre 2008

 

Les 6500 prochains jours du web

 

Suite à mon précédent billet , je reviens sur la présentation de Kevin Kelly . Après sa brillante description des 6257 premiers jours du web, il s’est essayé à imaginer les 6500 suivants.

Il insiste d’abord sur le fait que ce Web sera très différent de celui que nous utilisons aujourd’hui. Il y a 6257 jours nous pensions que le web serait la TV en mieux, et ce n’est pas arrivé. Alors le web de demain ne sera pas le web, mais en mieux. Ce sera autre chose.

Cet autre chose sera d’abord ce qu’il appelle une très large machine, dans les nuages, comportant toutes les données disponibles. Pour Kelly, tout ce qui ne sera pas « wébisé » n’aura pas d’existence. Le web sera l’OS global de demain, il captera tout, absolument tout ! Nous y accéderons par tout un tas d’appareil à écran (de la TV au téléphone mobile en passant par l’écran de contrôle de notre frigo et le GPS de notre voiture…), qui ne seront en fait que des fenêtres vers la « grande machine ».

Il distingue trois éléments, qui sont déjà en route :

1- Le vaste mouvement qui tend à tout déplacer vers « les nuages ». Même Microsoft annonce qu’il s’y met à grande échelle !

2- En parallèle, un vaste déplacement des données vers des bases de données, qui deviennent les fondations sur lesquelles tout le système repose.

3- Pour faire marcher tout cela, faire circuler les données, leur donner du sens : le partage. Facebook a commencé, mais ce n’est que le début, car c’est l’huile des rouages de la grande machine de Kelly.

Dans 6500 jours, selon Kelly, la vie sera toujours connectée. Nous vivrons dans un état d’extrême dépendance à la connexion au réseau. Et il faudra inventer de nouvelles valeurs, voir même ce qu’il appelle le Socialisme 2.0 (faute de meilleurs mots dit-il) pour gérer collectivement les règles de partage de ces données qui seront l’essentiel de nos vies et de nos valeurs collectives. 6500 jours : autant dire demain !

Effrayant? Inéluctable? Visions utopiques d’un allumé de la Silicon Valley ? Et si tout cela était déjà en route ?

Dominique Piotet – L’Atelier-US

[Photo Flickr de Kevin Kelly prise en 2006 par ptufts ]

Le blog impérissable

Tenir un blog est une sorte d’ouverture à l’inconscient.

J’ai pu constater que les témoignages à propos de suicide, ce que disent les personnes qui se sont frottées à l’envie de se détruire, n’ont rien de virtuel. La matière d’un blog est une chose étonnante. Car il y a de la matière.

La nommer « virtuelle » est une erreur qui nous masque une réalité intéressante à cerner. Au pire une fausse piste qui peut faire croire que ce que l’on y dit ne serait pas consistant, du baratin et du bla-bla.

Il y a les mots, leur agencement, leur publication selon un format imposé par le fournisseur d’accès internet et la plateforme que l’on utilise pour la mise en page avec ce que cela suppose comme typographie et habillage imposé par ces derniers.

Avec le blog, j’ai commencé par utiliser ce dont je pouvais disposer comme forme prédéfinie par Blogger. En réalisant l’index, j’ai pu me rendre compte de ce que cela emporte comme empilement. J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de citer des paragraphes déjà rédigés qui ont comptés comme des sortes de balises dans la progression de la réflexion sur le suicide. Et alors là, j’ai pu réaliser un effet « d’enfouissement ». C’est François Bon qui en fait la pertinente remarque.

Le blog a une structure d’empilement. Chaque nouveau billet N se superpose au précédent et le repousse au rang précédent. N-1. Puis, le nouveau billet devient N-1 à son tour et le précédent N-2, etc…. Si bien que le nouveau billet n’est jamais assez nouveau, qu’il est déjà un N-1 ou N-X en puissance. X est infini. Borné par N qui tend vers rien. Le nouveau billet n’existe pas encore qu’il est déjà appelé dans les dessous. Cela donne une pile de billets dont la structure dans l’espace du blog est verticale. Une pile de livre où il est difficile de repérer le billet du dessous. Dans les strates successives de billets, il arrive un moment où chaque strate devient difficile à retrouver. Ce qui pourrait conduire à une archéologie du blog.

Il est en effet tentant de comparer cet empilement à un « enfouissement » : « Un blog est condamné à sa permanente superposition verticale, donc se faisant disparaître lui-même en permanence par auto-étouffement sur même surface, comme ce jeu de gosse où c’est à qui mettra la main sur le dessus — c’est cela que j’appelle le principe de fosse à bitume : vous mettez en ligne un article, les commentaires arrivent ou pas (en général, 3 ou 4 commentateurs noyau pour chaque blog, soit 1 % des visiteurs individuels « discrets » ?), et puis les consultations baissent parce que vos habitués sont déjà passés consulter, alors vous remettez un article et on réamorce, mais le précédent ne sera plus accessible que moyennant considérable et volontaire effort du visiteur, sauf travail de série. (…) La forme devenue dominante des blogs s’enfonce verticalement comme dans une fosse à bitume, enterrant à mesure ses propres contenus sous elle : c’est étrange à voir. Pas de thésaurisation d’ensemble, par d’arborescence de travaux menés parfois sur des années : donnant primauté à ce bruit de la mise en ligne au quotidien, qui en fait en même temps l’outil le plus actif, comme on plaçait nos affiches autrefois, seau de colle à la main, en pleine ville (c’est peut-être le plaisir nostalgique d’Internet, pour nous arrivés dans l’après 68 ?) », Francois Bon, © 17 février 2007, Le tiers-livre.

Je pense que cette disposition en strates des billets est une autre forme de matérialité des blogs. Sauf que l’on peut prendre le billet qui se trouve en dessous de la pile sans écrouler l’empilement. Que cette succession ne s’efface pas, elle s’étend sans cesse pour peu que l’auteur du blog ne s’arrête pas. Les billets restent intacts au moins en principe d’après ce que les as de l’informatique nous expliquent.

Car il s’agit de la limite de la comparaison avec des affiches électorales ou publicitaires que l’on superpose sur les tableaux adéquats. Les panneaux sont retirés après les élections pour atterrir dans les usines de recyclage du papier. Si d’aventure les affiches se trouvent sur un mur, une exception de nos jours, les services municipaux ayant une section « anti-tag » dans les grandes villes, les anciennes affiches ne sont pas accessibles sans un minutieux travail de décollement afin d’éviter qu’elles ne se déchirent. Certaines seront perdues, emportées dans ce décollement. Cette comparaison a quelque chose de mortel qui nous reporte à la pourriture des tombeaux. Elle est valable pour les affiches électorales. Il faudrait poser la question à ceux qui tiennent des blogs à ce sujet. Nous pourrions peut-être déterrer quelques fameux cadavres dont l’exquise odeur ne manquerait pas de nous écœurer…

Le recyclage du papier est comparable à celui des autres déchets urbains. Lacan disait que cela définit une civilisation et distingue les hommes des animaux.

Freud avait déjà remarqué un des paradoxes de l’écriture dans un tout petit article, « Le bloc-note magique [1] ». Soit l’écriture est limitée par son étendue, l’espace pour écrire est limité à une feuille et quand elle est remplie, il faut en prendre une autre. Soit elle est limitée par sa durée. Elle peut être effacée comme la craie sur un tableau.

Avec internet, ces deux limites sautent. L’espace pour écrire est infini et il ne s’efface pas.

Mais la distinction espace/durée reste valable. Surtout quand on la compare comme le fait Freud à notre appareil psychique. Nous ne parvenons pas à tout lire, tout voir, tout entendre, nous sommes bornés dans l’espace de ce qui s’écrit dans notre conscience. Nous ne pouvons pas tout garder à l’esprit, le passage derrière, au niveau N-1 est inévitable. L’oubli fait partie de notre fonctionnement psychique. La « perception sensible » fonctionne par l’effacement répété du précédent billet N-1. La conscience est cette première page parge vierge d’un billet où l’on va reporter nos perceptions du moment.

Un personnage comme Rain Man le peut (s’il existe). Il se rappelle de tout car rien ne s’est effacé et il n’y a pas de limite à ce qu’il enregistre. Ran Main est un homme moderne, l’internet à lui seul.

Je suis très étonné par ces commentaires à d’anciens billets qui arrivent alors que je les avais déjà oubliés depuis un moment. Ces billets des dessous du blog me font retour après un oubli peut-être salutaire qui m’a permis, au moins, d’apprécier et d’admirer la performance de Dustin Hoffman. Car je ne suis pas forcément fier de constater la lenteur et les erreurs de ma pensée…

Les billets du blog nous reviennent intacts. Ils ne sont en réalité pas effacés, ils restent en réserve. Ils sont aussi délocalisés. Ces billets figurent dans les « archives » du blog et aussi dans d’autres lieux sur internet quand ils sont cités ou enregistrés par les moteurs de recherche ou d’autres blogs.

Freud estimait que le bloc-note magique illustrait l’inconscient de très près. Le blog aussi. Le blog illustre très bien ce que Lacan disait de l’inconscient. L’inconscient est le discours de l’Autre. Au moment de l’écriture, au point précis où le billet est publié sur le net, l’écrit passe dans l’Autre de l’internet. Les billets s’affichent dans plusieurs moteurs de recherche comme les échos du ricochet de la pierre à la surface de l’eau. Les lecteurs peuvent en parler longtemps après. Les billets N-X subsistent sans destruction. Ils sont impérissables. Le blog ouvre un espace infini (temps et espace) susceptible d’un retour dans tout lieu internet et à tout moment.

Combien de bloggeurs réécrivent leurs anciens billets et les publient comme des nouveaux ?

Les billets peuvent être modifiés après-coup. L’auteur peut agir sur un ancien billet en modifiant, ajoutant, complétant et développant le texte initial. Il peut effacer une partie du texte initial ou en enlever. Il peut le faire sur la surface initiale du billet N-X ou sur la surface vierge d’un nouveau billet en le reprenant à un moment ultérieur. Le texte initial n’a pas de forme et de contenu stable. Il peut être modifié en plus ou en moins, à sa place d’origine sous la pile des billets ou ailleurs sur une nouvelle surface à un autre moment. Il n’est pas figé, il peut varier dans le temps, il peut se délocaliser, il n’a rien de définitif. Les écrits de blog sont un matériau « plastique [2] ».

L’empilement crée la densité d’un espace qui permet un déroulement infini dans le temps et l’espace de l’Autre. Il ouvre la possibilité de créer une histoire. Celle du parcours du bloggeur sur laquelle il (ou d’autres) a la possibilité de revenir. S’il est sensible à la nature inconsciente de ce qu’il a écrit.

Merci François Bon. Encore. Cordialement.



 

[1] – Freud : « Le bloc-note magique est un tableau fait d’un morceau de résine ou de cire brun foncé encadré de papier; il est fait d’une feuille mince et translucide qui est fixée à son bord supérieur et libre en son bord inférieur. Pour se servir de ce bloc-note magique, on écrit sur le feuillet de celluloïd transparent. Un style pointu raye la surface où l’écriture s’inscrit en creux ». En tirant la feuille, l’écriture est effacée, mais elle est aussi conservée dans la couche de cire brune. La surface redevient vierge et figure le système de la conscience pour Freud, dans : Résultats, Idées, Problèmes, Tome II, Paris, PUF, p.120

 

[2] – S. Freud dit une chose analogue : « Tout stade antérieur de développement subsiste à côté du stade ultérieur né de lui. La succession implique une coexistence, bien que toute la série des transformations découle des mêmes matériaux. L’état psychique initial peut bien, des années durant, ne pas se manifester ; il n’en subsiste pas moins, tant et si bien qu’il peut un jour redevenir la forme d’expression des forces psychiques, voire la force unique, comme si tous les développements ultérieurs avaient été annulés, ramenés en arrière. Cette extraordinaire plasticité des développements psychiques n’est pas illimitée quand à sa direction. (…) Mais les états primitifs peuvent toujours être réinstaurés ; le psychique primitif est, au sens le plus plein, impérissable », dans « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915), Essais de psychanalyse, petite bibliothèque Payot, 15, Paris, Payot, 1981, p. 22