Henri Rey-Flaud : « L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, Comprendre l’autisme » (Editions Flammarion, Département Aubier, Coll. « La psychanalyse prise au mot »)
» Entre 1943, l’année où le pédopsychiatre américain Léo Kanner publie un article qui, en reconnaissant cette pathologie spécifique, marquait la naissance de l’autisme et le livre récent et passionnant de Henri Rey-Flaud « L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage », une lente évolution amplement nourrie par les travaux persévérants de la psychanalyse, a permis de mieux « comprendre l’autisme ». Et surtout de ne plus le tenir comme une affection « d’origine organique irréversible » mais au contraire comme une halte, un arrêt sur image décrivant, avec « sa cohérence et sa logique propres » nous dit l’auteur, une attente destinée à « relancer la rencontre avec l’autre » qui a fait initialement défaut. Là où chez les autres tout-petits, l’entourage maternel ou parental prodigue les éléments nécessaires à l’étayage des émotions et des excitations par le langage, l’autiste doit faire face à un vide sidéral, un immense « trou noir » pour reprendre l’expression de Frances Tustin, dont il tente de se protéger dans une « solitude » qui laisse le corps physique au seul contact du réel.
A tous les sceptiques – encore nombreux – sur les capacités de l’analyse à saisir et agir sur les phénomènes de l’autisme, cette étude, résultat d’un long et patient travail de cet enseignant de la psychanalyse à l’Université Paul Valéry de Montpellier, apportera des réponses fondées sur des faits cliniques qu’il sera très difficile d’ignorer. Dans une perspective scientifique dont le père de la psychanalyse se serait probablement réjoui, l’auteur multiplie les approches et les références afin de ne laisser aucune piste, aucune théorie en dehors de sa réflexion. Tout en conservant un inimitable style humain, quasi poétique parfois dans le récit de cas – la poésie où tout fait sens – , ce qui autorise n’importe quel lecteur à s’imprégner aisément des éléments cliniques.
Mais tous ces développements convergent finalement vers une seule et même conclusion : la « stupeur induite » pour reprendre l’expression de Donald Meltzer, celle à même de surprendre tout thérapeute par cette « absence paradoxale d’émotions face aux atteintes du monde » tout en manifestant une indicible terreur interne, ce « défaut dans le branchement de l’appareillage symbolique », d’où le besoin de certains autistes de prendre le bras prothétique de l’autre pour accomplir des gestes très simples comme appuyer sur un interrupteur ou ouvrir une porte, bref tous ces « symptômes » égrenés par Henri Rey-Flaud au fil des pages en de bouleversants témoignages, puisent leur origine dans le défaut du soutien maternel, dans un regard absent, dans une parole restée silencieuse qui conduisent l’enfant autiste, rendu incapable d’en métaboliser la perte, à s’arrêter à la jouissance de la chose première. Seule demeure la peur d’être anéanti, au point de s’effacer au profit d’un autre en lui-même, attribuant à cet autre la finalité illusoire d’une rencontre. D’où le fil conducteur de l’ouvrage : l’impérieuse nécessité de comprendre le moment où déclic censé présider aux premiers échanges, a raté.
Dans cette attente, l’autiste commence une « vie » entièrement tournée vers l’intériorité qu’illustre une étonnante sensibilité difficilement repérable aux domaines artistiques mais où chiffrages mathématiques, lettres reformulées dans un « métalangage » et notes musicales viennent en lieu et place des idées comme un support verrouillé, compris de lui seul et donc non menaçant. Et l’auteur de citer Leibniz qui évoque à ce sujet « une sensibilité de l’âme à l’harmonie ». Avec ce sentiment de barrière invisible qui sépare les autistes du reste du monde.
Parmi les plus belles pages de l’ouvrage, on mentionnera entre autres, celles qui évoquent le babil du tout petit, ce « gazouillis » qui dit « oui à la perte » pour accepter en quelque sorte de franchir l’étape suivante, rejoignant par un emprunt philosophique de l’auteur, le principe chinois du « qi », expulsion du souffle vital qui traduit à la fois la « réception et l’acceptation du monde ». Un livre d’une immense sensibilité, dédié à l’ensemble des parents et soignants qui accompagnent l’enfant autiste. Un témoignage qui fera assurément date dans l’histoire de la psychanalyse « .
Nice, le 1er novembre 2008 – Jean-Luc Vannier