Est-il encore possible d’arrêter la destruction de la psychiatrie ?

Bernard Durand, président de la Fédération d’aide à la santé mentale Croix Marine (une association composée surtout de l’entourage de personnes qui ont été hospitalisée en psychiatrie), réagit dans un article sur Médiapart (rubrique « les invités »), au reportage diffusé sur France 2, dans l’émission «Les infiltrés», et tourné dans un service hospitalier de la région parisienne.

Le contexte de cette prise de position est le suivant : la destruction de la psychiatrie depuis vingt ans, aggravée par le gouvernement avec Sarkozy et Bachelot. Pour le comprendre, il faut lire l’article de Patrick Coupechoux dans Le Monde Diplomatique.

Voir l’émission des infiltrés sur France 2

Je vous retranscris des extraits des deux articles de Durand et Coupechoux ci-dessous :

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Bernard Durand, président de la Fédération d’aide à la santé mentale Croix Marine, réagit au reportage diffusé mardi soir sur France 2 dans l’émission «Les infiltrés», et tourné dans un service hospitalier de la région parisienne. Les invités de Médiapart, 20 05 2010

Le reportage sur un service de psychiatrie de la banlieue parisienne réalisé dans l’émission de France 2 «Les Infiltrés» suscite un malaise certain. Difficile pour un psychiatre qui a consacré sa vie professionnelle à rendre au malade mental sa dignité et à faire en sorte que l’asile de ses débuts soit définitivement révolu, d’être confronté à un tel document. Et que dire pour les patients eux-mêmes et leurs proches qui constatent qu’en 2010, on peut encore traiter un malade d’une manière aussi inhumaine, ce qui ne peut que les dissuader de recourir à la psychiatrie ?

Si le parti pris du journaliste infiltré était de dénoncer, ce qui constitue un biais certain pour rendre compte d’un quotidien –car je suis persuadé qu’il aurait pu filmer d’autres occurrences dans le même service qui auraient montré des gestes très différents, d’attention, voire de tendresse– il n’en reste pas moins que ce qui nous est montré là est inacceptable et intolérable. Mais avant de jeter la pierre à quiconque, il faut s’interroger ensemble sur le pourquoi de cette démission collective qui nous rend tous responsables de tels excès. Pourquoi la pathologie mentale, la folie reste-t-elle l’objet de tant de préjugés, de la part des médecins, des politiques ou de l’opinion publique façonnée par une presse et des écrans qui préfèrent l’émotion à l’analyse de la réalité ?

Devant un tel désastre, il est temps de rappeler un certain nombre d’évidences et d’ouvrir des perspectives.

La première évidence concerne l’objet même de la psychiatrie. Un des plus grands psychiatres du 20ème siècle, Henri Ey, disait que le malade mental était avant tout un homme entravé dans sa liberté, diminué dans l’exercice de son activité proprement humaine de coexistence par une désorganisation de son être et qu’il ne pouvait se réduire à l’image de l’aliéné. C’était affirmer qu’une approche de la folie construite sur des références strictement médicales ne suffit pas : il est indispensable de prendre en compte une dimension anthropologique qui manque cruellement, lorsque le savoir psychiatrique devient de plus en plus celui des molécules susceptibles d’éradiquer ce que le DSM (1) appelle «des troubles», définis selon de soi-disant normes.

La psychiatrie n’est pas une science, mais une forme d’exercice de la médecine qui doit s’appuyer sur de nombreuses références, médicales, neurologiques, génétiques et si les avancées des neurosciences permettent de mieux comprendre certains aspects de la vie mentale qui déboucheront tôt ou tard sur des traitements plus efficaces et peut-être mieux tolérés, vouloir réduire le psychisme au cerveau, ce que ne font pas les neurobiologistes eux-mêmes, constitue une erreur dramatique et aussi ridicule que d’aborder un tableau de Léonard de Vinci ou de Van Gogh en ne considérant que le type de pigments utilisés. Les sciences humaines, psychologiques et sociales sont tout aussi nécessaires et l’on commence à voir la régression humaine qu’implique un modèle où l’homme, réduit à son comportement, devient objet d’observation qu’il s’agit d’objectiver et de classer afin de réduire son trouble, sans même prendre le temps d’écouter sa souffrance et de comprendre le contexte dans lequel celle-ci est devenue manifeste.

La seconde évidence est qu’en psychiatrie le plateau technique, comme l’on dit dans les hôpitaux, est constitué avant tout d’individus, qu’ils soient médecins, infirmiers, psychologues, rééducateurs. Le soin psychique implique de prendre en compte la question du sujet et ne peut faire l’économie de la rencontre intersubjective. On ne progressera dans la qualité des soins en psychiatrie que par l’octroi des moyens humains nécessaires, cela doit être répété, et de ce point de vue, on doit accepter qu’il s’agisse d’une discipline coûteuse, comme les disciplines médicales les plus pointues le sont par ailleurs, du fait de matériels sophistiqués.

Mais le nombre ne suffit pas. Encore faut-il que l’on dispose de personnels correctement formés: cela est vrai pour les psychiatres qui ont tout autant besoin de connaissances médicales confirmées que d’une formation en sciences humaines et sociales, cela est également vrai pour les personnels infirmiers qui sont mis en face de malades dont on a à peine évoqué l’existence durant leur cursus de formation. Il faut des mois et des années pour savoir repérer des signes d’angoisse de dépersonnalisation, trouver les gestes qui enserrent et rassurent, disposer des mots qui soulagent cette angoisse. Aujourd’hui, cette clinique de la relation au quotidien n’est plus le fait que de certains vieux infirmiers qui partent tous à la retraite sans que leur soient donnés les moyens de la transmission. Les professionnels récemment formés sont démunis et vivent dans la crainte d’une violence qu’ils redoutent, leur propre inquiétude n’ayant pour effet que de faciliter la montée de l’angoisse chez les patients qui prélude aux réactions agressives et violentes. Ce véritable cercle vicieux conduit au fait que l’on n’a jamais autant utilisé les prescriptions de contention et les chambres d’isolement qu’aujourd’hui.

Il y a urgence à reconsidérer la formation des soignants de la psychiatrie: en chirurgie, on ne met pas dans les salles d’opération des infirmiers fraîchement émoulus de l’école, mais on exige d’eux une formation spécialisée supplémentaire; il est indispensable de l’exiger de ceux qui travaillent dans la pathologie du lien humain.

La formation permanente aurait pu répondre pour une part à ces besoins mais faute de remplaçants, les directions des soins des établissements refusent souvent les formations demandées. Et, osons le dire, les crédits de formation sont utilisés de manière prioritaire pour ce qu’on appelle la «démarche qualité», afin d’être conforme lors des visites de certification de la HAS (2). Cette démarche qualité, qui n’a plus aujourd’hui pour objectif que de tendre vers le risque zéro, est malheureusement devenue une caricature qui produit en fait conformisme, déresponsabilisation et désinvestissement professionnel. L’ensemble des procédures obligées et des protocoles consomment des tonnes de papiers et des centaines d’heures de soignants qui sont de plus en plus immobilisés devant des écrans à rendre compte de ce qu’ils sont censés faire, à défaut d’avoir le temps de le faire.

La sécurité est indispensable en psychiatrie, non pas simplement la seule sécurité opposée à une menace potentielle comme la ressentent de plus en plus de jeunes soignants, mais la sécurité interne que donne le fait de travailler dans de vraies équipes où l’on peut échanger à la fois sur les patients et le vécu des équipes face aux réactions suscitées par la pathologie mentale, une vraie sécurité qui permet de prendre le risque d’une relation à l’autre si différent et pourtant si proche si l’on prend le temps de l’écouter.

Una autre évidence à considérer en psychiatrie, c’est que si le temps de l’hospitalisation doit être aussi limité que possible, il ne peut se calquer, là aussi, sur le temps de la médecine somatique. Une des conditions pour que les soins soient opérants est qu’une relation de confiance se construise avec le patient, en particulier lorsqu’il s’agit de quelqu’un réputé schizophrène. L’alliance thérapeutique demande du temps, de la disponibilité et de la constance et ne vient qu’après le temps du déni initial et de l’ambivalence qui conduit à tenter d’interrompre les soins à peine engagés, et ce d’autant plus qu’une relation de confiance et des liens transférentiels ne sont pas encore vraiment solides.

Il n’est pas acceptable de faire sortir des patients dont on sait que le temps des soins ambulatoires n’est pas encore de mise, simplement parce qu’il y a «plus malade» que lui à admettre dans le service. Cela conduit au mieux à des hospitalisations répétées, au pire à des tragédies qui viendront nourrir la quête obsessionnelle de la sécurité. Et la semaine suivante, lorsque ce patient reviendra, il s’agira administrativement d’une autre hospitalisation: les gestionnaires seront contents et l’on pourra proclamer partout que la durée moyenne de séjour a diminué en psychiatrie (les belles économies!) et qu’il y a de plus en plus de patients suivis.

Le reportage de France 2 met dramatiquement en évidence l’absence de prise en compte de la dimension institutionnelle dans le travail de prise en charge des patients. Nos aînés, avant même l’apparition des neuroleptiques, avaient compris que l’on pouvait changer l’ambiance dans l’asile de l’époque, en utilisant les ressources collectives des soignants et des patients eux-mêmes, grâce à l’organisation d’activités et d’espaces de parole partagés. Aujourd’hui, c’est le Contrôleur général des lieux de privation de liberté qui dénonce le fait que les patients sont confrontés à l’ennui du fait de l’insuffisance des activités proposées et qu’ils n’ont d’autre opportunité que de rester, des journées entières, passifs devant la télévision. Ce travail d’animation et d’attention aux petites choses du quotidien était constitutif de la démarche thérapeutique: on parlait alors de psychothérapie institutionnelle, dimension essentielle sur laquelle la plupart des universitaires de psychiatrie ont fait l’impasse, au bénéfice de protocoles standardisés qui permettent de limiter au maximum le travail de pensée et la confrontation à la réalité clinique.

Enfin, il faut rappeler que le temps d’hospitalisation ne prend son sens que par rapport à un projet de soins qui s’inscrit dans une continuité de prise en charge. La France avait construit un dispositif qui a été longtemps considéré comme un modèle à l’étranger: celui-ci organisait la proximité et la continuité des soins sur un territoire à dimension humaine appelé secteur. Certes, cette politique de sectorisation a été inégalement mise en œuvre et a souvent pâti de la culture des soignants issus de l’asile, qui avaient une propension à vouloir tout gérer de la vie des patients. Cela a conduit les équipes de secteur à ignorer trop souvent les autres acteurs présents dans la cité, au premier chef les familles, mises fréquemment à l’écart, les médecins généralistes, les travailleurs sociaux, les acteurs associatifs.

Il est nécessaire de repenser cette pratique de secteur à l’aune des nouveaux territoires de santé prévus dans la loi HPST (3) et de la loi de février 2005 qui a reconnu que les personnes présentant des troubles psychiques au long cours avaient également le droit de bénéficier des compensations que notre société reconnaît aux personnes en situation de handicap. Cette dernière a permis des avancées comme cette innovation fantastique des groupes d’entraide mutuelle (GEM) qui sont des espaces d’accueil et de construction de liens sociaux, gérés par les usagers eux-mêmes en dehors du regard des soignants (ce dont doutent encore certains d’entre eux).

Le «plan psychiatrie et santé mentale 2005-2008» avait commencé à décloisonner la psychiatrie et le dispositif médico-social, trop souvent ignoré, voire disqualifié par les tenants d’une psychiatrie exclusive. Nous attendions une grande loi d’orientation permettant de fixer des grands objectifs pour la psychiatrie et ses partenaires dans le contexte de restructuration de l’ensemble de la santé lié à la loi HPST. Le rapport confié à Edouard Couty, ancien directeur de l’Hospitalisation et de l’Organisation des soins au ministère de la santé, pouvait constituer, malgré certaines ambiguÏtés et maladresses, une base de départ sur laquelle élaborer une telle loi.

Or, que voyons-nous depuis dix-huit mois ? La mise en œuvre du discours du Président de la République à Antony qui, à partir d’événements dramatiques, a produit un amalgame entre un petit nombre de personnes effectivement dangereuses et les 600.000 patients soignés pour schizophrénie dans notre pays, dont un grand nombre est en situation de fragilité croissante. Ils sont de fait encore plus stigmatisés et leur accueil dans les hôpitaux se ressent des grillages et des murs que l’on a renforcés, des portes que l’on a refermées, des procédures de contention que l’on a généralisées. Est-ce vraiment cela que veut notre société pour ces centaines de milliers de patients qui sont aussi nos semblables, souvent les plus vulnérables et les plus démunis d’entre nous?

Il n’est question pour l’instant que de la réforme de la loi de 1990 sur l’internement. On veut remplacer l’hospitalisation sous contrainte par la notion d’obligation de soins, y compris en ambulatoire. Si une telle proposition peut paraître de prime abord séduisante, voire progressiste, on n’a pas suffisamment perçu les effets pervers qui risquent d’en résulter dans une société dont on ne cesse d’instrumentaliser la peur. Nous pointions plus haut qu’il fallait du temps pour construire le lien de confiance indispensable aux soins. Or, si les mouvements négatifs du patient se traduisent par un signalement du psychiatre aux autorités qui pourront exiger du patient qu’il se soigne, nous ne sommes plus dans une logique de soins, mais dans celle d’un contrôle social et la place même des soignants s’en trouve radicalement interrogée. On peut comprendre que les représentants des familles, qui ne souhaitent pas que leur proche puisse être traité comme nous l’a montré ce reportage, envisagent favorablement ces soins sous contrainte en ambulatoire. Mais ils n’ont pas pris la mesure des effets pervers qui risquent d’en résulter et comment le temps essentiel dans l’engagement des soins n’est pas la contrainte (même si l’on ne peut parfois l’éviter), mais la possibilité de permettre une rencontre entre celui qui est consumé par le désespoir, la perte de son identité ou la peur des autres et un soignant capable de l’écouter dans son malheur.

Sommes-nous encore capable de comprendre que le sort que nous réservons à ceux que l’on appelait naguère aliénés est le reflet de notre malaise social et que la violence dont nous avons eu un écho dans ce film est en fait l’affaire du groupe social tout entier ? Aujourd’hui, heureusement, les usagers ont pris la parole et c’est avec eux que nous devons refuser cette régression. Comme le disait Georges Daumézon, qui fut après guerre un des pionniers de la révolution psychiatrique que nous sommes hélas en train de liquider, le médecin peut combattre la maladie, seule la société peut combattre l’aliénation.

(1) Diagnostic and Statistical Manual, classification nosographique nord-américaine fondée sur la description des symptômes et des comportements.

(2) Haute Autorité de Santé.

(3) Hôpital, Patients, Santé et Territoires.

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Patrick Coupechoux, journaliste, Le monde diplomatique, décembre 2009

La France stigmatise les malades mentaux

Traitement sécuritaire de la folie

La castration physique pour un violeur ? Pourquoi pas, a répondu la ministre de la justice Michèle Alliot-Marie, lors d’un débat parlementaire. Cette conception antique du droit (œil pour œil, dent pour dent) rejoint, dans un autre domaine, celle de la psychiatrie ramenée, au fil des réformes, plusieurs décennies en arrière. Les changements entrepris par M. Nicolas Sarkozy font de tout malade mental un individu dangereux dont la société doit se protéger — et non un être humain qui doit être soigné.

Le jour du 2 décembre 2008 pourrait faire date dans l’histoire de la psychiatrie française. Non parce que ce jour-là, pour la première fois, un président de la République en exercice s’est rendu dans un hôpital psychiatrique — celui d’Antony, en région parisienne —, mais en raison de la teneur du discours de M. Nicolas Sarkozy. Jamais probablement, depuis la Libération, le plus haut personnage de l’Etat n’avait à ce point stigmatisé la maladie mentale. Pour lui, aucun doute : les fous sont avant tout dangereux. Pour s’en convaincre, il suffit de l’écouter. Par exemple :« Votre travail comporte de grandes satisfactions (…). Mais il y a aussi l’agressivité [c’est nous qui soulignons], la violence, les réadmissions fréquentes de tous ces patients dont vous vous demandez si la place est bien ici [sic]. » Mais aussi : « L’espérance, parfois ténue, d’un retour à la vie normale (…), ne peut pas primer en toutes circonstances sur la protection de nos concitoyens. » Ou encore : « Je comprends parfaitement que le malade est une personne dans toute sa dignité. (…) Des malades en prison, c’est un scandale. Mais des gens dangereux dans la rue, c’est un scandale aussi. » Il faut noter, pour goûter pleinement la saveur de tels propos, que tous les experts s’accordent aujourd’hui pour dire qu’en France 30 % des sans-domicile fixe (SDF) sont des psychotiques, c’est-à-dire d’authentiques malades mentaux qui ont été abandonnés et qui meurent sur les trottoirs de nos villes.

Le président précise encore sa pensée : « Il va falloir faire évoluer une partie de l’hôpital psychiatrique pour tenir compte de cette trilogie : la prison, la rue, l’hôpital, et trouver le bon équilibre et le bon compromis. »C’est donc clair : il faut banaliser l’horreur — des fous dans la rue ou en prison — et considérer que la maladie mentale, aujourd’hui, représente avant tout un problème sécuritaire. Ainsi les fous, après les pédophiles et les terroristes, sont-ils livrés à la vindicte d’une population effrayée. Faut-il rappeler quelques évidences ? D’abord, si l’on compare les statistiques, les fous commettent moins de crimes que la population générale (1). Ensuite, lorsqu’il y a crime ou délit, c’est bien souvent parce qu’il y a eu rupture de soin. La psychiatrie n’a donc pas besoin de vigiles, mais de soignants compétents. Enfin, les malades mentaux sont victimes de l’indifférence, de la stigmatisation, de la violence, de l’abandon, et ils ont une espérance de vie plus courte que les gens « normaux ». M. Sarkozy a ce talent de transformer des victimes en coupables désignés…

Forces de l’ordre et infirmières

Son discours a d’ailleurs été prononcé quelques jours après le meurtre d’un jeune homme par un schizophrène à Grenoble. En bon communicant, le président surfe sur l’émotion pour faire admettre sa politique. Car la visite à Antony a été pour lui l’occasion de présenter toute une série de mesures. Il a ainsi annoncé la mise en œuvre d’un plan de sécurisation des hôpitaux psychiatrique auquel l’Etat va consacrer 30 millions d’euros. « Il s’agira, explique-t-il, de mieux contrôler les entrées et les sorties des établissements, de prévenir les fugues. » Des dispositifs de géolocalisation vont être appliqués aux patients hospitalisés sans leur consentement, afin de déclencher automatiquement une alerte au cas où ils s’enfuiraient. Des unités fermées, équipées de caméras de surveillance, seront installées « dans chaque établissement qui le nécessite » ; deux cents chambres d’isolement seront également aménagées. L’Etat va enfin investir 40 millions d’euros pour la création de quatre unités pour malades difficiles (UMD), c’est-à-dire des lieux fermés, venant s’ajouter aux cinq existant aujourd’hui.

Le président a également annoncé la présentation prochaine d’un projet de loi sur l’hospitalisation d’office. Au passage, il cite un chiffre faux : les placements d’office représenteraient 13 % des hospitalisations ; en fait, il s’agit des hospitalisations sans consentement du patient, la plupart du temps des HDT (hospitalisations à la demande d’un tiers, en général la famille). Les hospitalisations d’office (HO), décidées par la préfecture, qui interviennent lorsque l’ordre public est menacé — ce qui n’est tout de même pas identique —, ne représentaient, selon une circulaire d’avril 2008 du ministère de la santé, que 2 % des hospitalisations ; c’est sans doute trop peu pour M. Sarkozy. Celui-ci demande expressément que figure dans cette loi une obligation de soin. Cette mesure touche à une liberté fondamentale : on imagine les équipes infirmières, accompagnées des forces de l’ordre, venir faire une injection à un malade récalcitrant… Le soin suppose la confiance du patient ; sans quoi, comme le souligne le psychiatre Guy Baillon, tout pousse celui-ci « à comprendre que la société qui l’entoure lui est hostile (2) ».M. Sarkozy avoue connaître le principe : nul ne peut être soigné sans son consentement ; « encore faut-il,précise-t-il, que ce consentement soit lucide ». Comme les fous — citoyens de seconde zone — ne le sont pas, il envoie le principe au diable…

Les sorties des patients seront désormais encadrées et soumises à trois avis : celui du psychiatre et du cadre infirmier qui suivent le malade, et celui d’un psychiatre extérieur. Mais ils ne seront là que pour donner un avis : le préfet en personne prendra la décision. Pourquoi ? Parce qu’il est le « représentant de l’Etat », répond M. Sarkozy. On ne saurait mieux dire que les aspects sécuritaires seront désormais les seuls pris en compte. Dès lors, on ne considère plus les psychiatres que comme des experts à qui l’on demande une opinion que l’on n’est pas tenu de suivre. Les décisionnaires sont, dans le domaine public, le préfet, et, à l’hôpital, le directeur-manager, qui devra devenir le « vrai patron », celui qui « prend les décisions ». Inutile de préciser que ces « managers » ne connaissent rien à la maladie mentale. Ils ne sont là que pour gérer — rechercher les économies, imposer d’absurdes systèmes d’évaluation —, faire respecter l’ordre et garantir la sécurité. Enfin, M. Sarkozy revient à une idée qu’il avait déjà exprimée lorsqu’il était ministre de l’intérieur (3) : celle de créer un fichier national des patients hospitalisés d’office.

Ce discours a suscité une levée de boucliers parmi les soignants. En quelques semaines, une pétition, intitulée « La nuit sécuritaire », a été signée par plus de vingt mille d’entre eux ; le 7 février 2009, à Montreuil, en banlieue parisienne, un meeting a réuni près de deux mille personnes. Du jamais-vu.

Les propos d’Antony n’ont pourtant pas éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel serein : ils ne sont que la brutale accélération d’un processus à l’œuvre depuis vingt-cinq ans. Pour mieux le comprendre, il faut s’attarder quelques instants sur ce qui s’est passé en France depuis la Libération. Au sein de la Résistance est né le mouvement « désaliéniste », qui a voulu en finir avec l’asile dans lequel on enfermait les gens, parfois leur vie durant ; un mouvement qui a réaffirmé avec force une idée déjà exprimée au temps de la Révolution française par Philippe Pinel, le fondateur de la psychiatrie française : celle de l’humanité de la folie (4). En d’autres termes, si les fous sont des êtres humains, il faut leur permettre de vivre parmi les hommes, tels qu’ils sont, y compris en affirmant leur droit à la folie. Mais il ne suffit pas, pour cela, de faire tomber les murs de l’asile — la folie fait peur, et les fous peuvent être laissés à l’abandon, on le voit aujourd’hui ; il faut organiser ce retour « à la cité ».

Les tenants de la psychothérapie institutionnelle et du secteur (5) — qui ont été les principaux acteurs de cette révolution — ont ainsi inventé une nouvelle psychiatrie, avec une redéfinition du rôle du psychiatre, non plus « personnage médical (6) », mais « animateur de pointe (7) »d’une équipe chargée de faire le lien entre les patients et la société. « Nous allons utiliser le potentiel soignant du peuple », disait Lucien Bonnafé, l’un de ces psychiatres de la Libération (8). Ils ont redéfini le statut de soignant : tout le monde peut l’être, y compris les autres patients. Cela suppose la fin du rôle central de l’hôpital, et surtout la continuité des soins ; autrement dit, l’équipe doit s’occuper du patient en permanence, c’est-à-dire nouer le lien avec lui et le maintenir, dans et hors de l’hôpital, durant toute sa vie. Et tout cela doit être organisé sur un secteur géographique : « Comme il y a une école publique dans chaque quartier,disait Jean Ayme, l’un des animateurs de ce mouvement, il y a une équipe médico-sociale par secteur(9). »

Une vision scientiste dominante

Il faut le dire avec force : cette psychiatrie, fondée sur la prise en compte du sujet, fonctionne et fait tous les jours ses preuves, même si elle doit sans cesse être interrogée et réinventée. La « crise » actuelle vient de l’impossibilité que l’on fait à cette psychiatrie-là d’exister. C’est avec elle que M. Sarkozy, comme ses prédécesseurs, veut en finir. D’abord parce que, dans l’esprit du néolibéralisme dominant, la folie est quelque chose qu’il faut neutraliser — c’est le sens des mesures proposées — et gérer, au coût le plus bas possible : les dépenses en psychiatrie sont, dans cet esprit, des dépenses inutiles faites pour des gens inutiles. D’où la rage des évaluations (10), des certifications en tout genre, les tarifications à l’acte, que l’on impose de plus en plus aux soignants. Ensuite, parce que le système a d’autres priorités, en particulier celle de faire face au phénomène massif de la souffrance psychique. Pour que le psychiatre accepte de s’occuper de la mère de famille déprimée ou du cadre suicidaire, il a fallu en finir avec la folie, qui est aujourd’hui niée, et passer de la « psychiatrie à la santé mentale ». Le psychotique est désormais sur le même plan que le névrosé ordinaire.

Enfin, nous assistons au triomphe de la raison froide et calculatrice ; pas la raison des philosophes, mais celle des comptables et des technocrates. Le fou n’est plus un sujet unique avec qui il faut nouer une vraie relation, mais un cerveau malade qu’il faut « scanner », un patrimoine génétique qu’il faut décrypter, une succession de troubles du comportement et une série de symptômes qu’il faut éradiquer pour revenir au plus vite à la norme. Cette vision scientiste, qui s’exprime notamment dans la biopsychiatrie dominante, permet aujourd’hui l’exclusion. A quoi bon, en effet, dépenser de l’argent pour des gens alors qu’on se dit que c’est en pure perte ? La science se chargera un jour de régler le problème ; en attendant, il y a les médicaments qui anesthésient — ce qui ravit l’industrie pharmaceutique — et les thérapies comportementales qui redressent…

La folie n’a donc plus sa place dans notre monde, elle qui pourtant nous montre que la vie ne se résume pas aux chiffres et aux courbes, elle qui nous enseigne que les relations entre les hommes ne peuvent être uniquement contractuelles. Elle qui s’oppose, par la force des choses, à une conception de l’individu considéré comme un « homme économique » ou un « homme du marché », comme on voudra, consommateur et producteur, capable de s’adapter à un environnement instable, engagé non dans une relation humaine, mais dans des « transactions », jusque dans sa vie intime. « Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, disait François Tosquelles, c’est l’homme même qui disparaît (11). »

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(1) Selon Jean-Louis Senon, enseignant en criminologie, seulement 2 à 5 % des auteurs d’homicides et 1 à 4 % des auteurs d’actes de violence sexuelle sont atteints de troubles mentaux. Les malades mentaux sont dix-sept fois plus souvent victimes de crimes et de délits que le reste de la population (audition, le 16 janvier 2008, devant la commission sénatoriale chargée d’étudier le projet de loi relatif à la rétention de sûreté).

(2) Lettre ouverte dans le cadre du mouvement La nuit sécuritaire : www.collectifpsychiatrie.fr

(3) Lire « Même la folie a cessé d’être innocente », Le Monde diplomatique, juillet 2006.

(4) Pour Pinel subsistait en chaque fou une part de raison, d’où la possibilité, en s’adressant à celle-ci, de le soigner.

(5) Les deux courants désaliénistes sont nés dans la Résistance. Le premier, animé par François Tosquelles, insiste sur le fait qu’il faut « soigner l’institution » pour soigner le patient ; le second, animé par Lucien Bonnafé, imagine une organisation de la psychiatrie par quartier ou par « secteur ».

(6) Cf. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, Paris, 1961.

(7) Lucien Bonnafé, « Le personnage du psychiatre », dans Désaliéner ? Folie(s) et société(s), Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 1991.

(8) Recherches, n° 17, 1975.

(9) Jean Ayme, Chroniques de la psychiatrie publique, Eres, Toulouse, 1995.

(10) « Un sourire (pas le sourire des hôtesses de l’air), c’est très important en psychiatrie, dit Jean Oury, le fondateur de la clinique de La Borde, à Cour-Cheverny, mais un sourire, cela peut-il s’évaluer ? »

(11) Le Vécu de la fin du monde dans la folie, Editions de l’Arefppi, Nantes, 1986.