Le choc des émotions: la fin de la raison dans l’histoire ? par D. Moisi critiqué par D. Boquet

Dominique Moïsi, La Géopolitique de l’émotion. Comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde, Paris, Flammarion, 2008. Traduit de l’anglais par François Boisivon. 269 pages – 20 €

par Damien Boquet

"Sur la quatrième de couverture, l’essai de Dominique Moïsi paru il y a quelques jours en traduction – pour cause d’élection américaine, la version originale paraîtra après la traduction française – est présenté comme le « premier livre à explorer la dimension émotionnelle de la mondialisation ». Ambitieux programme qui conduit l’auteur à dresser une géopolitique émotionnelle à l’échelle planétaire. La « carte des émotions » qu’il propose alors fait apparaître trois grandes aires :

▪ l’espoir pour l’Asie (Inde, Chine, ASEAN),

▪ l’humiliation pour le monde arabe et musulman,

▪ la peur pour l’Europe et l’Amérique du Nord.

S’ajoutent les espaces dits « inclassables » (Russie, Afrique, Israël, Amérique du Sud) qui se caractérisent par une combinaison de plusieurs émotions. On pourra ne pas être convaincu par une telle théorie des grands ensembles qui se présente comme une alternative aux visions simplifiées du monde de Fukuyama[1] ou de Huntington[2] mais qui active finalement les mêmes schématismes. Je laisse à plus compétent que moi le soin d’évaluer scientifiquement la pertinence de la thèse, pour me limiter ici à quelques ressentis. Ainsi, le chapitre central consacré à la culture d’humiliation dans les pays arabes et musulmans m’a paru de loin le plus convaincant, notamment parce qu’il fait écho aujourd’hui à une solide érudition sur le plan historique et sociologique. En revanche, les peurs attribuées à l’Occident me semblent relever d’un agrégat qui mêle des réalités très différentes (peur du terrorisme, peur du chômage, peur de l’Autre…) et parfois rapidement évaluées : dans le dossier du terrorisme islamiste, doit-on mettre sur le même plan les rhétoriques de la peur qui ont servi de support à la politique répressive de certains gouvernements et les ressentis supposés des populations elles-mêmes ? Ne peut-on pas penser à l’inverse que les populations des pays touchés par le terrorisme, notamment en Europe, ont fait preuve d’un remarquable sang-froid, sans se laisser prendre au piège de la peur ? De façon moins dramatique, à propos des manifestations de l’année 2006 en France contre le Contrat Première Embauche (CPE), doit-on se satisfaire comme le fait l’auteur du souvenir de quelques interviews et conclure que les manifestants n’étaient pas mus par un sentiment de révolte contre une injustice sociale mais par la « peur d’être laissé sur le carreau par les plus dynamiques des économies asiatiques » (160) ? N’est-ce pas ici un cliché quelque peu paternaliste, hâtivement validé par des « récents sondages [qui] ont montré que presque 75 % des jeunes rêvaient de devenir fonctionnaires afin d’avoir un emploi garanti leur vie durant » (159) ? En tout cas, pour avoir assisté à la mobilisation étudiante depuis l’université d’Aix-en-Provence, pour côtoyer quotidiennement cette jeunesse qui, autre cliché, ne voudrait « plus changer le monde mais s’en protéger » (160), j’observe en son sein un ressenti bien plus complexe qu’un camaïeu de peurs. Enfin, j’avoue ne pas avoir vu dans le tableau concernant la culture d’espoir qui caractériserait l’Inde ou la Chine autre chose qu’un vague, et finalement bien peu émotionnel, optimisme économique. L’espoir ici invoqué me paraît surtout celui des analystes, davantage que des populations dont les contours, et plus encore les émotions, sont très flous et lointains. Mais ce ne sont là que mes propres émotions : doivent-elles valoir pour des jugements ?"

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[1] Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

[2] Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1996.