La télévision est un instrument de communication bridé, P. Bourdieu

Voici un petit résumé des propos de Pierre Bourdieu tenus lors de son cours au Collège de France :
La télévision est le lieu de la censure.
Mais laquelle ? Politique, économique ? C’est grossier.
Ce serait plutôt la violence symbolique, une violence qui porte un coup au symbolique. Qui s’exerce avec la complicité tacite entre ceux qui l’exercent et ceux qui la subissent.

Constatons que la télévision cache. Comme les faits divers font diversion. Si le fait divers est présenté en peu de temps, pour faire croire que c’est négligeable, c’est qu’il cache un fait important. On peut aussi cacher en montrant ce qu’il faut montrer, mais de manière qu’on le ne montre pas, en le disant insignifiant ou en le décomposant ou en lui donnant un sens différent ou en prenant une partie des faits pour les faire passer pour le tout (comme des lunettes modifient le champ de vision). Exemple: l’approche par l’extraordinaire de la question des banlieues. Mais aussi la grève des lycéens.

Dans ce cas, le monde social est prescris par la télévision. Le public prend le risque de voir le monde par les lunettes de la télévision. Attesté par le fait que les manifestations sociales sont fabriquées maintenant pour la télévision.

La télévision évolue vers une homogénéisation de son discours, au delà de la division des journalistes entre eux. Il y a une sorte d’unification, par la concurrence, entre journalistes. Exemple, pour savoir ce qu’un journaliste va dire, il faut qu’il sache ce que les autres journalistes ont déjà dit.

Or, avec l’audimat, la logique commerciale s’impose au culturel. Alors que le culturel s’était construit contre le commercial.

Ce qui peut contribuer à vider la télévision de la pensée pour la remplacer par les lieux communs. Les lieux communs sont en effet plus rapides à exposer qu’une pensée qui a besoin de temps pour se développer.

Les débats à la télévision sont-ils pour autant démocratiques ? Non, affirme Bourdieu. Car le présentateur impose des questions contraignantes, la problématique au nom du respect de la règle du jeu qui est variable selon l’intervenant, il distribue la parole ainsi que les signes de l’importance accordée à l’intervenant, il définit l’urgence et le temps de la discussion. Le présentateur définit le public, le plateau. Il définit le style de l’échange. Il intervient enfin avec son propre inconscient sur des questions qui ne se posent pas ou ne sont des questions que ne se posent que les journalistes.

Conclusion: lors d’un débat à la télévision, tous les locuteurs ne sont pas égaux.

Donc, la télévision n’est pas un instrument de communication autonome, il est soumis aux contraintes sociales du journalisme. Il est bridé.

Contrairement aux craintes des années 70 qui surestimait la capacité de la télévision à influencer les masses.

Elle porte à l’extrême une contradiction qui hante tous les secteurs de production culturelle (science, art…). Il y a deux opposés : les conditions dans lesquelles il faut être pour créer un produit culturel et les conditions sociales nécessaires à leur diffusion.

Plus que la responsabilité individuelle du journaliste, c’est le poids de la structure sociale du journalisme qui pèse dans ce jeu.

L’affect révolutionnaire, c’est l’enthousiasme pour l’événement

Par Alain Badiou, philosophe

Libération, le mercredi 17 mars 2010

Les « lendemains qui chantent » n’ont jamais été, qu’une mythologie, plus employée, à vrai dire, par les ennemis de la pensée révolutionnaire ou communiste que par ses amis ou ses militants. Cette mythologie soutenait qu’on allait demander aux ouvriers et gens du peuple des sacrifices innombrables, au nom d’un futur nébuleux dont la réalisation serait constamment différée. C’était une des variantes de la propagande encore la plus active aujourd’hui: « Ce que vous avez n’est pas grand chose, mais c’est réel, et ce que la politique d’émancipation vous promet est formidable, mais n’existe pas». Mais est -ce au nom d’une promesse fumeuse que des millions de gens se sont ralliés, et, n’en doutons pas, se rallieront, à des actions et des pensées politiques totalement étrangères au capitalo-parlementarisme qui prétend incarner la « réalité » ? Je n’en crois rien.

La temporalité de l’action inventive, de l’action qui vise non à gérer le monde tel qu’il est mais à y faire surgir des possibilités inconnues, est toujours, non pas du tout sous l’empire d’une représentation de l’avenir, mais sous celui de l’urgence du présent. Qu’on pense seulement à ce que signifie l’incertitude d’une insurrection, l’attente anxieuse du succès ou de l’échec d’une manifestation, voire le simple contentement de mener à la porte d’une usine une discussion significative avec un groupe d’ouvriers, ou la tension d’une veille nocturne pour empêcher si possible, au petit matin, une rafle de la police dans un foyer d’ouvriers de provenance africaine. Oui, le temps réel de la vraie politique est le présent, l’intensité exceptionnelle que confère au présent de n’être plus dans le sillon des habitudes, des petites jouissances et des rivalités secondaires où s’enlise la vie telle que l’Etat la considère. La passion de la politique n’a pas pour affect la représentation dite «utopique» d’un avenir glorieux. Son affect se rapporte au contraire à ce qui advient d’imprévisible, à l’étonnement magique de ce que telle ou telle rencontre improbable a eu lieu, que tel ou tel mot d’ordre a été trouvé, dans une langue à la fois dure et claire, à l’issue d’une réunion improvisée. Kant l’a bien vu: cet affect révolutionnaire, c’est l’enthousiasme pour l’événement, et non la délectation abstraite du futur. Les sacrifices eux-mêmes sont-ils consentis sous l’idée abstraite du futur ? Evidemment non. Sans doute Malraux a-t-il été le grand romancier de leur nature réelle: affirmer, au présent, qu’une vie n’a de sens véritable que sous le signe d’une idée, et que l’idée elle-même n’a de sens que si elle est agissante dans une situation historique donnée. Qu’alors il y ait une inexplicable joie est un fait. Ces moments de la vie sont du reste ceux auxquels reviennent toujours, dans leurs récits d’existence, les survivants des combats. Ce sont les politiciens parlementaires qui, dans leurs « programmes », auxquels eux-mêmes ne croient guère, promettent de satisfaire dans l’avenir les intérêts de leurs diverses clientèles.

Le « bonheur », pour eux, n’est jamais que la satisfaction, demain, des intérêts particuliers, la sécurité des routines et la perpétuation des fortunes. Mais le bonheur, dont j’espère qu’on pourra à nouveau le dire « communiste », n’est pas de cet ordre. Il est la découverte de ce que chacun est capable de bien plus de choses nouvelles que ce qu’il imaginait. L’opposition véritable, quant au bonheur, n’est pas entre le futur et le passé. Elle scinde le présent en une représentation conservatrice et sécuritaire et une urgence enthousiaste pour se nouer à ce qui n’avait jamais eu lieu et cependant advient. Le bonheur communiste se dira: « Aimez ce que jamais vous ne verrez deux fois ».

Comment Nacht pratiquait-il ses cures de psychanalyse ?

Sacha Nacht parle de sa pratique de la psychanalyse:

– « l’inconscient utilise le hasard, mais il n’est pas obligé de lui obéir ! »
– « Vous l’avez poussé à se psychanalyser ? Oh, non, mon dieu ! Quel terme vous employez ! Jamais un psychanalyste ne pousse quelqu’un à se faire psychanalyser, jamais ! »
– « Il vous arrive d’intervenir ? Parfaitement (…) à ce moment là, je l’arrête. Voilà la réponse à la question que vous vous posiez, à savoir à quel moment avez-vous cessé d’aimer votre père ! »

Vidéo diffusée par Libération, « L’album des écrivains, la psychanalyse en 1964″:  « Dans cette émission, Etienne Lalou s’entretient avec un psychanalyste, monsieur Nacht, dans son cabinet. En introduction, il présente Sigmund Freud et les principes à la base de la compréhension psychanalytique. Avant de proposer des exemples de consultation, avec voix off et cas de patients ».

“Les femmes et l’alcool”, Gérard Haddad: l’autre jouissance…

Gérard Haddad est venu nous parler de ses conceptions à propos de l’alcool au féminin lors du colloque de l’Aleph à Lille, cette année. C’est pourquoi, je suis très sensible et heureux d’apprendre que son travail abouti à l’édition de son livre sur le même sujet: “Les femmes et l’alcool, Quatre récits d’un psychanalyste”, chez Grasset.

L’interview que je vous reproduis ci-dessous permet de cerner l’objet de son livre. Il s’inscrit dans le parcours théorique déjà initié avec “Manger le livre”, un ouvrage précédent qui lui permet de penser que l’alcool est un substitut du livre, un équivalent symbolique. “Parce qu’il brule la bouche comme du feu”.

Haddad pose l’utilisation de l’alcool par les femmes comme l’effet d’une “mutilation subie”, la réponse à “un désir bafoué”. Cette réponse du sujet tend vers “un suicide lent et masqué”.

Donc, très logiquement, Haddad nous explique qu’il ne s’agit pas de savoir comment sortir de l’alcool, mais de se demander pourquoi l’on y entre. Ce qui est une position classique des psychanalystes depuis Ferenczi. Ce qui démasque aussi la bêtise de qui voudrait s’aventurer à maitriser la chose.

Haddad fait tourner la catastrophe qui conduit une femme à l’alcool, autour du désastre et de la déroute d’un pacte symbolique qui existerait dans la maternité. Il ne faut pas se tromper sur ses termes. Haddad n’a pas une conception étroite de cette maternité. Il l’élargit à la demande adressée au partenaire qu’il tienne sa place dans le couple. Dans le cas où ce ne serait pas le cas, c’est-à-dire dans celui où le partenaire masculin lui refuserait de pouvoir s’échapper, le refus, la “profanation” de cette autre jouissance équivaudrait à une mutilation.

Ce point est très discutable, il pourrait même nous laisser entrevoir que Haddad a beaucoup de mal à assimiler cette notion compliquée de Lacan. C’est placer la maternité avant tout, même si son désir est impérieux. C’est surtout penser que l’autre jouissance serait contingente, déterminée par ce fameux pacte, s’il existe. Ce dont l’on peut douter.

Et ce n’est pas le recours à un néologisme comme celui de “pa(ma)ternité” qui pourrait nous rassurer là dessus.

Mais, son idée est pourtant intéressante car elle ouvre à une approche inédite de l’alcool pour les femmes. Elle permet à Haddad d’articuler son intuition, étayée par ses observations cliniques, à “la débacle du signifiant paternel dans la société (…) et du livre”. C’est peut-être une piste utile pour la suite de la réflexion.

Enfin, ce livre fait plaisir. Il ouvre les questions et nous change du baratin habituel de nos chers alcoologues.

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Gérard Haddad : « Une toxicomanie à portée de main » |

LE MONDE, le 18.12.09, Propos recueillis par Josyane Savigneau

Gérard Haddad a été en analyse pendant douze ans avec Lacan, à partir de 1969, et est devenu psychanalyste. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Manger le Livre (Grasset, 1984), Le Jour où Lacan m’a adopté (Grasset, 2002), et vient de publier Les Femmes et l’alcool. Quatre récits d’un psychanalyste (Grasset, 136 p., 12 euros).

“ Pourquoi cet intérêt pour l’alcoolisme, et spécifiquement celui des femmes ?

Parce que c’est un problème important et de plus en plus grave, une toxicomanie à portée de main, parfois au bas de son immeuble. C’est aussi un problème aux multiples aspects qui n’ont rien de médical, un problème quasi métaphysique.

On se pose souvent la question : comment en sortir ? Rarement celle-ci : pourquoi on « y entre » ? C’est à cette question que j’espère apporter un début de réponse, soumise au public, à la vérification de mes confrères attelés à cette question. Selon moi, la cause de l’alcoolisme est à rechercher dans les impasses et les catastrophes qui surviennent dans l’accession des femmes et des hommes à la fonction, éminemment symbolique, qui règle la reproduction de notre espèce. Impasses survenant chez certains hommes face à la paternité, désastres pour les femmes dans leur désir de maternité. A travers les quatre récits qui forment mon livre, j’ai voulu explorer certaines faces de ces impasses et de ces désastres. Ce n’est peut-être pas la seule cause de l’alcoolisme, mais c’en est une essentielle.

Cette question a fait irruption dans ma pratique, un jour déjà lointain, quand une jeune femme ivre, soutenue par son mari, est entrée dans mon cabinet. Elle consommait depuis quelques mois d’énormes quantités d’alcool. Pourquoi ? Il m’a fallu des mois de patience pour trouver une réponse : au cours d’une opération pour appendicite, le mari avait soudoyé, à l’insu de sa femme, le chirurgien (cela se passe dans un pays lointain) pour qu’il la stérilise. La chose lui est annoncée au réveil. Elle crâne, elle dit qu’ainsi elle ne prendra plus cette pilule qui la gênait. Mais quelques mois plus tard débutèrent les prises massives de whisky. Etrangement cette femme n’établissait aucun lien conscient entre la mutilation subie et son alcoolisme. Je n’ai pas cessé, depuis lors, de penser à cette histoire, devenue pour moi le cas princeps.

Dans d’autres cas, c’est un avortement forcé, c’est-à-dire effectué contre son désir, qui provoque cette addiction chez une femme. C’est l’histoire d’Ilse, rapportée dans Le Livre brisé de Serge Doubrovsky, laquelle, après trois cruels avortements imposés, sombre dans l’alcool jusqu’à en mourir. Mais une femme qui boit ne fait pas le lien entre son désir bafoué et l’addiction qui lui succède quelque temps après. Du même coup, cette cause passe inaperçue. Il m’a fallu des mois pour la mettre au jour.

Selon vous, l’alcoolisme des femmes est différent de celui des hommes. Et pas seulement parce qu’elles en ont honte.

Cela mérite un détour. J’affirme qu’il existe un pacte symbolique fondamental entre hommes et femmes, conséquence de l’universel interdit de l’inceste, qui règle la reproduction de notre espèce. Il n’y a pas d’un côté la paternité aux relents de patriarcat et de l’autre la maternité qui confinerait la femme à ce rôle. C’est une seule et même fonction que j’ai appelée « pa(ma)ternité ». Et ce sont les désastres survenant autour de cette fonction qui peuvent conduire à l’alcool et à la drogue.

Par rapport à ce pacte, la position des hommes et celle des femmes ne sont pas symétriques. Exactement comme l’oedipe féminin n’est pas en miroir de l’oedipe masculin. La femme, avant de se tourner vers le père – et tous les substituts qui le remplaceront – a dû renoncer à son désir pour sa mère, renoncement que Freud appelle castration, placé donc pour elle au début de sa maturation sexuelle. Chez l’homme par contre, cette même castration se situe en fin de son oedipe.

Cette différence de structure détermine les modalités différentes du rapport à l’alcool dans les deux sexes. Pour le dire brièvement, l’homme qui s’adonne à l’alcool est un sujet qui ne parvient pas, ou très mal, à accéder à cette place symbolique de père. Pour la femme, c’est la destruction de son désir ou la profanation de sa fonction symbolique dans la maternité à laquelle elle paraît d’emblée prête, qui cause ce désastre. Or il y a de nos jours une certaine déroute de cette pa(ma)ternité.

Et la femme qui boit est pour vous une femme blessée, profanée dans sa volonté d’être mère.

Il ne s’agit pas de maternité, mais de désir, et pas seulement d’un désir de maternité. C’est aussi le désir que le partenaire dans l’aventure tienne dignement sa place dans le pacte dont je parlais, cela dans l’intérêt de leur commune progéniture. Dans mon livre, je rapporte le cas d’une femme, mère de plusieurs enfants, dont le mari, à un moment de leur histoire, a déchu dans cette dignité, et ainsi a mis en danger leurs enfants. En réaction, elle s’est mise à boire.

Le désir d’accéder à la maternité est généralement clair chez la femme : elle veut ou elle ne veut pas. Quand elle veut, et cela peut venir tard, ce désir est impérieux. Elle y accède d’emblée dans l’angoisse et dans un sentiment d’urgence. Mais si l’homme investi de son amour, de sa confiance, de la totalité de son être, dont elle désire un enfant, la bafoue, la profane dans ce désir, comme dans les cas cités, il se peut alors qu’elle plonge dans l’addiction qui n’est rien d’autre, en définitive, qu’un suicide lent et masqué.

Il y a aussi dans l’amour d’une mère pour son enfant quelque chose d’énigmatique, une jouissance non phallique, comme disait Lacan, qui comparait cette jouissance à celle des mystiques. Et les hommes supportent mal que leur compagne leur échappe dans cette jouissance-là qui n’a rien de biologique et qui lui est indispensable. La lui refuser, c’est la mutiler.

Dans votre livre vous abordez, à travers quatre cas, des questions théoriques.

Si je me suis tant intéressé à ce premier cas, c’est qu’à ce moment-là j’entreprenais un important travail théorique, à mes yeux véritable et profonde transformation de la théorie freudienne classique. Dans la théorie du père chez Freud, telle qu’énoncée dans Totem et tabou, quelque chose ne tient pas. Cette histoire d’un père primitif assassiné puis dévoré par ses fils, cette dévoration cannibalique permettant aux fils l’accès à leur identité, c’est peut-être une intuition géniale mais à reformuler entièrement. Ce que j’ai fait à travers l’analyse des rites alimentaires et ce qui m’a conduit à cette thèse : le sentiment d’identité, d’appartenance à un groupe donné, sans lequel on ne trouve sa place nulle part, et en particulier dans la grande affaire de la reproduction de l’espèce, découle de l’incorporation du Livre fondateur du groupe donné. Cette théorie, je l’ai consignée dans mon essai Manger le Livre. Cette question de l’alcool est venue d’elle-même à travers l’analyse d’ouvrages comme Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry, ou Hedda Gabler, d’Ibsen. Il m’est apparu que l’alcoolique est celui qui n’a pas ou mal incorporé le Livre. L’alcool est un substitut du Livre parce qu’il brûle la bouche comme du feu. Or l’analyse structurale de certains passages bibliques, ceux qui rapportent les visions d’Isaïe, d’Ezéchiel et l’Apocalypse de Jean, m’a montré que le feu est l’équivalent du Livre, du symbolique. Ce sont des questions qu’on ne peut résumer en quelques lignes. Ce livre Les Femmes et l’alcool prolonge la réflexion entamée dans Manger le Livre.

Plus généralement, d’où vient l’alcoolisme des jeunes gens aujourd’hui ?

Cela me paraît en relation directe avec ce que nous disions. L’extension des addictions est une conséquence de la débâcle du signifiant paternel dans notre société, débâcle de la pa(ma)ternité, débâcle du symbolique et du Livre ”.

“L’esprit Malade. Cerveaux, folies, individus”, Pierre-Henri Castel

A paraitre début 2010, le dernier livre de Pierre-Henri Castel, “L’esprit malade. Cerveaux, folies, individus”, aux éditions d’Ithaque:

“Le formidable développement des neurosciences depuis les années 1980 présente un paradoxe, dont l’état actuel de la psychiatrie est particulièrement révélateur. Bien qu’on n’en ait jamais su autant sur le fonctionnement du cerveau, les avancées accomplies dans ce domaine n’ont permis d’éradiquer aucune des grandes pathologies men tales connues depuis deux siècles. En revanche, le style de rationalité exigible pour les décrire, les étudier et évaluer leur traitement s’est profondément transformé. La plupart des concepts psychologiques traditionnels ont été ou sont en cours de naturalisation: c’est en termes de neurobiologie et de biostatistiques que sont désormais jugés les états mentaux. L’esprit, c’est ce qui s’explique à partir du cerveau.

En abordant ici les modèles animaux de la folie, les hystéries modernes, la dépression, l’énigme des « fous criminels » ou celle de la conscience schizophrénique, l’auteur poursuit en réalité trois tâches. Il présente d’abord, sous leur jour le plus incisif, les mutations actuelles de quelques théories psychiatriques marquées par la domination conjointe des paradigmes neuroscientifique et évolutionniste. Il vise, ensuite, à dégager les présuppositions philosophiques ultimes de la naturalisation de la folie et des états psychiques morbides qui inspirent ces théories. Il interroge, enfin, les conditions anthropologiques du succès de l’«esprit-cerveau» en psychiatrie.

L’enjeu de ces essais, qui sont animés d’une intention constamment polémique, est de défendre une perspective holiste sur l’esprit, qui en dévoile la nature essentiellement sociale (l’esprit des représentations collectives, des règles sociales, des institutions, des formes de vie, etc.) sans pour autant épouser le relativisme historique. Il s’agit de mobiliser, outre des concepts, des objets concrets et exemplaires afin de montrer que le constructivisme social, largement inspiré par Michel Foucault, ne constitue pas la seule alternative à la naturalisation de l’esprit”.

Le site de Pierre-Henri Castel (directeur de recherches au CNRS et directeur du Centre de recherches Psychotropes, Santé mentale et Société, Université Paris Descartes) et des Editions d’Ithaque.

Ecriture contre codification

L’article d’Hubert Guillaud est assez intéressant dans la mesure où il tente de répondre à la question spéculative de savoir si les connaissances accumulées par les systèmes d’information peuvent devancer nos désirs de consommateur d’internet et donc tuer notre liberté d’internaute.

la force

La nouveauté de ces systèmes d’information est relativisée. Le côté instrumental de l’information ne fait que prolonger une habitude déjà ancienne de l’homme. Celle d’utiliser ce qui l’entoure comme un instrument au service de ses buts. Mais cet usage n’est pas gratuit et peut entrainer la nécessité pour les hommes de devoir s’adapter à leurs machines. « Les nouvelles machines de la fin du XIXe siècle exigeaient que les muscles de l’être humain s’y adaptent. En Autriche et en Allemagne notamment, un courant philosophique réfléchissait à comment changer la musculature ! »

Dans la continuité de ce développement, l’information serait à son tour un outil auquel les sujets doivent s’adapter. « Le muscle que nous avons dans la tête, le cerveau, doit s’adapter ». Ce qui peut donner lieu à une « infobésité » et transformer les sujets en « informavores ». D’où l’apparition de toute une littérature sur ce que l’internet pourra changer dans notre façon d’apprendre, de lire et d’écrire.

Car, c’est un fait, l’écriture est maintenant passée dans les logiciels. « Les textes vraiment importants, qui écrivent notre vie aujourd’hui et qui sont, en quelque sorte, les histoires de notre vie sont désormais les logiciels ». A un point tel que l’on se demande maintenant qui peut bien écrire ces textes. « Vous ne pourrez jamais vraiment comprendre en détail comment Google fonctionne, car vous n’avez pas accès au code ».

Le fantasme est né de penser que nos désirs pourraient devinés à l’avance, que nos désirs inconscients seraient anticipés par cette masse informe et anonyme d’information. Google sait tout ! En retour, cette masse d’information pourrait alors nous instrumentaliser par un renversement d’autant plus imprévu qu’indésirable. Et ce serait alors la machine qui adapterait nos désirs dans un rapport aliénant.

Mais, je pense que c’est confondre l’écriture et la traduction. L’écriture est le fait d’un sujet. L’information celui d’un groupe. Le système d’information prend le produit déjà écrit pour le coder, le traduire et le transposer dans le champ de l’internet. Même si cela se fait maintenant au moment même de l’écriture.

Cela conduit à deux interrogations d’ordres distincts.

La première interrogation porte sur l’écart entre les désirs de l’écrivain et les effets en retour de son écriture. Dans cette écriture, il n’y a aucun code universel, valable pour tous, fut-il vendu par Google. Il s’agit du singulier d’un sujet écrivant.

La deuxième interrogation porte sur le passage de l’écrit de l’un au transcrit par d’autres. C’est sur ce point que portent les inquiétudes de Frank Shirrmacher. A ce niveau, une intervention sur le code déplace la signification de l’écrit initial. Mais, dans la mesure où cet écrit était déjà passé dans le domaine public, il est adressé aux autres, son écrit nous est parvenu par les systèmes d’information, il se savait déjà susceptible de transformation et de déplacement en l’y envoyant.

Faute d’établir cette distinction fondamentale, la boite à fantasme s’ouvre à grande vannes sur la paranoïa Google.

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La capacité prédictive de nos systèmes socio-techniques va-t-elle tuer notre libre arbitre ?

Par Hubert Guillaud, le18/11/2009

L’informavore caractérise l’organisme qui consomme de l’information pour vivre, explique le journaliste et éditorialiste [1] Frank Schirrmacher, coéditeur du premier quotidien national allemand le Frankfurter Allgemeine Zeitung dans une passionnante interview à la revue [2] The Edge.

Quelles informations retenir ? Qui va les retenir pour nous ?

“Nous sommes apparemment aujourd’hui dans une situation où la technologie moderne change la façon dont les gens se comportent, parlent, réagissent, pensent et se souviennent.” Nous dépendons de plus en plus de nos gadgets pour nous souvenirs des choses : [3] comme le disait Daniel Dennet, nous connaissons une explosion démographique des idées que le cerveau n’arrive pas à couvrir. “L’information est alimentée par l’attention : si nous n’avons pas assez d’attention, nous n’avons pas assez de nourriture pour retenir tout ces renseignements.” Or, à l’âge de l’explosion de l’information que faut-il retenir ? Que faut-il oublier ? Pendant des siècles, explique Frank Shirrmacher, ce qui était important pour nous était décidé par notre cerveau : désormais, il sera décidé ailleurs, par nos objets, par le réseau, par le nuage d’information dont nous dépendons. “Ce n’est pas un hasard si nous connaissons une crise de tous les systèmes qui sont liés soit à la pensée soit à la connaissance” : édition, journaux, médias, télévision, mais également université comme tout le système scolaire. Ce n’est pas une crise de croissance, mais bien une crise de sens : “la question est de savoir ce qu’il faut enseigner, ce qu’il faut apprendre et comment. Même les universités et les écoles sont tout à coup confrontées à la question de savoir comment enseigner.”

A la fin du XIXe siècle, rappelle l’essayiste, “à la rubrique nouvelles technologies, les discussions étaient vives autour du moteur humain. Les nouvelles machines de la fin du XIXe siècle exigeaient que les muscles de l’être humain s’y adaptent. En Autriche et en Allemagne notamment, un courant philosophique réfléchissait à comment changer la musculature ! Le concept de calories a été inventé à cette époque afin d’optimiser la force de travail humain. Au XXIe siècle, on retrouve le même type de question avec le cerveau. Le muscle que nous avons dans la tête, le cerveau, doit s’adapter. Or, ce que nous savons des études récentes montre qu’il est difficile pour le cerveau de s’adapter au multitâche.” Nous passons de l’adaptation des muscles aux machines à celui de l’adaptation du cerveau aux machines à travers les questions du multitâche ou de l’infobésité qu’adressent à nous les technologies de l’information et de la communication. “Le concept d’informavore qui conçoit l’être humain comme un dévoreur d’information a beaucoup à voir avec nos anciennes chaines alimentaires”, avec la nourriture que vous prenez ou pas, avec les calories qui sont bonnes ou mauvaises pour vous ou votre santé.

L’outil n’est pas seulement un outil, il façonne l’humain qui l’utilise. Du moment que les neuroscientifiques et d’autres se sont mis à utiliser l’ordinateur pour analyser la façon de penser des hommes, quelque chose de nouveau à commencé. [4] Quelque chose qui pose la question du libre arbitre, comme le disait déjà Jaron Lanier, le gourou de la réalité virtuelle. “A l’heure de l’internet en temps réel, la question de la recherche prédictive et du déterminisme devient plus importante.”

Les algorithmes prédictifs vont-ils décider pour nous ?

Frank Schirrmacher imagine que la question de la prédiction – comme la prévisibilité des tendances de recherches que réalise déjà les outils de Google [5] sur la grippe et [6] dans bien d’autres domaines – va avoir un impact important sur la notion de libre arbitre. Google saura avant nous si le concert que nous nous apprêtons à regarder ce soir va nous intéresser, parce qu’il sait comment les gens en parlent, qu’il calcule et analyse non seulement les comportements de la société, mais aussi les nôtres permettant de situer nos comportements dans l’univers social, explique Schirrmacher. En recueillant de plus en plus de données comportementales et en y appliquant des algorithmes prédictifs de plus ne plus sophistiqués, notre perception de nous-même va se modifier. Alors que pour certains psychologues – comme [7] John Bargh – clament que rien n’est plus important que le libre arbitre, nous sommes confrontés à un avenir où tout va être prévisible par les autres, via le nuage informatique et la façon dont nous sommes liés via l’internet. Les nouvelles technologies, qui sont en fait des technologies cognitives, s’adressent à notre intelligence, à notre pensée et s’opposent désormais à nos façons de penser traditionnelles.

Et Schirrmacher d’en appeler à mieux comprendre les transformations qui se font jours : “Qu’est-ce que Shakespeare et Kafka, et tous ces grands écrivains, ont réellement faits ? Ils ont traduit la société dans la littérature. Ils ont traduit la modernisation dans la littérature… Maintenant, nous devons trouver des personnes qui traduisent ce qui se passe dans la société au niveau des logiciels. Les textes vraiment importants, qui écrivent notre vie aujourd’hui et qui sont, en quelque sorte, les histoires de notre vie sont désormais les logiciels – or ces textes ne sont pas examinés. Nous devrions avoir trouvé les moyens de transcrire ce qui se passe au niveau des logiciels depuis longtemps – comme Patty Maes ou d’autres l’ont fait : juste l’écrire et le réécrire de manière à ce que les gens comprennent ce que cela signifie réellement. Je pense que c’est aujourd’hui une grande lacune. Vous ne pourrez jamais vraiment comprendre en détail comment Google fonctionne, car vous n’avez pas accès au code. On ne nous donne pas l’information pour comprendre.”

Sommes-nous prêts à accepter de constater combien notre fonctionnement personnel est dépendant de notre environnement social ?

[8] Parmi les nombreuses réponses que cet article a suscité, signalons, [9] celle de John Bargh, psychologue et directeur du [10] Laboratoire de l’automatisme pour la cognition, la motivation et l’évaluation à l’université de Yale, qui abonde dans le sens de Schirrmacher.

“J’ai tendance à moins m’inquiéter de la surcharge d’information sur le plan personnel et individuel qu’au niveau sociétal et gouvernemental. Voilà longtemps que le cerveau humain a l’habitude d’être surchargés d’informations sensorielles (…). Le cerveau est habitué à traiter avec des messages contradictoires aussi, ainsi qu’à gérer et intégrer l’activité de nombreux sous-systèmes tant physiologiques que nerveux – mais comme le montre les travaux de [11] Ezequiel Morsella, cela tout en conservant cette gestion hors de notre vue de manière qu’il nous semble ne pas en faire l’expérience.

Nous sommes déjà et depuis longtemps multitâches. Mais nous le faisons (plutôt bien) inconsciemment, non consciemment. Nous sommes moins doués pour le multitâche conscient (comme parler au téléphone quand nous conduisons) en raison des limites de l’attention consciente. A mesure que nous acquérons des compétences, ces compétences requièrent de moins en moins d’attention consciente (…). Conduire un véhicule nécessite de fortes capacités à être multitâche de prime abord, mais cela devient beaucoup moins difficile parce que notre capacité à être multitâche se déplace avec le temps.

Mais Schirrmacher a bien raison de s’inquiéter des conséquences d’une base de connaissances numérisées universellement disponibles, surtout si elle concerne les prévisions de ce que les gens vont faire. (…) La découverte de l’omniprésence des influences situationnelles pour tous les principaux processus mentaux de l’homme nous dit quelque chose de fondamentalement nouveau sur la nature humaine (par exemple comment notre fonctionnement est étroitement lié et adapté à notre environnement physique et social notamment). Il supprime le libre arbitre qui génère les choix et les pulsions comportementales, les replaçant dans le monde physique et social, sources de ces impulsions.

La découverte qu’il est facile d’influencer et de prédire le comportement des gens est désormais exploité comme un outil de recherche parce que nous savons que nous pouvons activer et étudier des systèmes psychologiques humains complexes avec des manipulations très simples. (…) C’est parce que ces études sont relativement faciles à réaliser que cette méthode a ouvert la recherche sur la prédiction et le contrôle du jugement et du comportement humain, et l’a démocratisé (…). Cela a produit une explosion de la connaissance des contingences des réponses humaines à l’environnement physique et social. Et je m’inquiète comme Schirrmacher, parce que nous construisons si rapidement un atlas de nos influences inconscientes que nous pourrons bien les exploiter via des dispositifs de calculs toujours plus rapides alors que les connaissances s’accumulent à un rythme exponentiel.”

Je me connais donc je suis… et c’est tout !

Plus le Web – cette vaste “base de données des intentions”, [12] comme l’a brillamment appelé John Battelle – croît, plus il est difficile de discerner si ces intentions sont les nôtres ou pas, [13] conclut avec raison Nicholas Carr.

Heureusement, [14] tout le monde ne partage pas ce pessimisme. [15] Nick Bilton, professeur à l’université de New York, designer pour le New York Times, répond : “Je suis profondément perplexe devant les penseurs intelligents et novateurs qui pensent qu’un monde connecté est nécessairement un monde négatif. (…) Ce n’est pas notre peur de la surcharge d’informations que fait tergiverser nos égos, mais la crainte que nous soyons en train de manquer quelque chose.”

Qu’est-il important ou pas de savoir demande Frank Schirrmacher. “La réponse est claire et pour la première fois dans nos existences, l’internet et la technologie la rendent possible”, estime Bilton : “c’est l’importance de l’individualisme. Ce qui est important pour moi ne l’est pas pour vous, et vice-versa. Et l’individualisme est l’incarnation du libre arbitre. Le libre arbitre n’est pas un moteur de recommandation, n’est pas un algorithme de Google ou d’Amazon : c’est la capacité de partager nos pensées et nos histoires avec qui souhaite les utiliser pour que nous puissions en retour utiliser les leurs. Ce qui importe c’est notre capacité à discuter et présenter nos points et de vue et écouter les pensées des autres.”

La réponse est forte… mais peut-être un peu courte. En enregistrant toujours plus nos données, en nous permettant [16] de nous documenter plus avant, ces systèmes renforcent certes notre individualisme, mais ils nous rendent aussi plus perméables aux autres, plus conscients de nos influences. Peut-être que cela permettra à certains de mieux y réagir… Mais est-ce que ce sera le cas de tous ?

Lévi-Strauss, sa définition du bricolage concerne la psychanalyse….

En lisant Claude Levi-Strauss, nous pouvons penser que sa définition du bricolage concerne la psychanalyse de près….

La voici : crise_moderne01_250

« Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâche diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures.

L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie); il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ».

De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d’opérations quelconques au sein d’un type ».

Claude Lévi-Straus,

La Pensée sauvage, Paris, Ed. Plon, 1960, p 27

 

Ce qui manque au champ de l’Autre

Etudier un roman est une excellente façon d’étudier le suicide quand on voit comment Lacan a su tirer avantage de Hamlet dans « Le désir et son interprétation ». Déjà, dans ce séminaire, Lacan élabore le suicide comme un « suprême effort de don » du phallus à l’idole, le grand Autre qui reçoit ce dont le sujet manque. Pour Hamlet en l’occurrence, c’est un suprême effort de don à sa mère.

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Maladies à vendre

Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions de Christopher Lane, traduit dans l’anglais par François Boisivon, Flammarion, coll. « Bibliothèque des savoirs », 370 p., 26 €.

Maladies à vendre

jeudi 5 mars 2009, par Laurent Lemire

Le londonien Christopher Lane est une personnalité du milieu des sciences humaines aux Etats-Unis. Professeur de littérature à la Northwestern University de Chicago, spécialiste de l’histoire intellectuelle aux XIXe et XXe siècles, il bouscule souvent le conformisme universitaire. Cette fois, il est allé enquêter du côté des laboratoires pharmaceutiques, des agences de pub et de l’administration pour expliquer comment la société invente des maladies pour vendre des médicaments. Résultat, son brillant essai sur la manière dont l’introverti s’est vu requalifié en psychotique léger s’est installé dans les meilleures ventes pendant neuf fois en 2007 et 2008.

Christopher Lane

Dans cette enquête menée tambour battant qui paraît ces jours-ci chez Flammarion [1], il raconte comment des commissions, derrière des portes closes, ont réussi en six ans à transformer un trait de caractère – la timidité – en pathologie après d’épiques batailles de diagnostics. Mais Christopher Lane nous propose aussi de réfléchir sur cette curieuse volonté de soigner « l’anxiété sociale » et sur l’idée même de normalité dans nos sociétés aseptisées. Entretien

L’@mateur d’idées – Vous expliquez très bien comment l’anxiété est devenue une maladie. Mais pourquoi l’est-elle devenue ?

Christopher Lane – En premier lieu, parce que l’Association américaine de psychiatrie (American Psychiatric Association, APA) a ajouté en 1980 la « phobie sociale » à la liste des nouvelles maladies mentales avec des symptômes comme « la peur de manger seul dans un restaurant » ou « la peur de parler en public » ce qui relève exactement de la timidité. Les sociétés de communication et de publicité ont ensuite propagé cette idée dans les médias et les laboratoires pharmaceutiques ont cherché à convaincre le grand public qu’il fallait faire face à une « épidémie de timidité ». C’est ainsi qu’en 1993, le magazine Psychology Today (« Psychologie aujourd’hui ») a qualifié la « phobie sociale » de « trouble de la décennie ». En regardant ce qui s’est passé, je suis étonné de voir comment une si petite preuve scientifique a permis de créer une nouvelle maladie tout en restant imperméable à la véritable tragédie que cela pouvait avoir sur les gens.

Dans un deuxième temps, on comprend que l’APA voulait supprimer la « névrose d’angoisse » de son manuel de diagnostic, parce que le terme de névrose était trop connoté à la psychanalyse et apparemment pas assez scientifique pour elle. Mais son propre procédé relève plus de l’hypothèse que de la science. Après avoir décidé que l’inquiétude était en fait un désordre mental, L’APA a été obligé de redéfinir – en fait à réinventer – tous les aspects de cette inquiétude, y compris sous ses formes relativement légères, en leur donnant des termes psychiatriques. Ainsi, par exemple, elle a créé le désordre de panique, le trouble anxieux généralisé, et la phobie sociale. C’est ainsi que des millions d’Américains, d’Européens, et d’Asiatiques ont pris des médicaments uniquement parce qu’un comité s’était réuni vers la fin des années 70 et que plusieurs psychiatres ont réussi à faire adopter leurs hypothèses comme de nouveaux désordres mentaux. J’ai passé en revue leur correspondance, leurs rapports et souvent leurs débats et je suis obligé de constater que leur justification est aussi mince qu’ inquiétante.

L’@mi – Comment la timidité a-t-elle été perçue avant notre époque moderne ? Était-elle mal ou bien vue ?

C.L. – Pendant les trois dernières décennies, la timidité a été perçue comme une forme fortement fragilisante et cause de grande angoisse et souvent d’accablement. Aux XIX e et XX e siècle, dans l’ensemble, la timidité était assimilée à la modestie, à l’introspection et elle était le plus souvent vue comme un trait de caractère sans importance, voire positif. Aujourd’hui, il est certain que la moitié de ces personnes se définiraient comme timides. C’est infiniment banal de voir les gens décrire leur personnalité désormais. Pourtant, il est intéressant de rappeler qu’avant le XVII e siècle, le mot ne s’appliquait qu’aux animaux – les chevaux, par exemple, étaient ombrageux – et que pendant longtemps, même lorsqu’il s’appliquait aux hommes, il n’a été utilisé que pour décrire des groupes et même des communautés entières jugés discrètes ou retirées. Ainsi, l’idée que la timidité a une dimension pathologique chez l’individu est très récente en effet.

L’@mi – Quelle a été l’importance des laboratoires pharmaceutiques dans ce processus ?

C.L. – Les entreprises pharmaceutiques ont commencé à jouer un rôle significatif vers la fin des années 50 et au début des années 60, quand ils ont commencé à lancer des antidépresseurs et d’autres médicaments psychotropes pour la consommation individuelle plutôt que, comme par le passé, pour de grands hôpitaux psychiatriques gérés par l’Etat. Le Collegium Internationale Neuropsychopharmacologium (CINP) a été formé dans les années 50 et ses premiers congrès ont été organisés par de grandes maisons de l’industrie pharmaceutiques comme Roche, Sandoz et Rhône-Poulenc. Aux Etats-Unis depuis 1997, les entreprises pharmaceutiques ont concentré leurs énormes ressources financières au développement de ces marchés auprès des consommateurs et ils ont dépensé pour cela près de 3 milliards de dollars (2,37 milliards d’euros) chaque année en publicité. La campagne pour la timidité disait : « Et si vous étiez allergique aux gens ? ». Pour le Deroxat, le médicament prescrit dans cette campagne, il en a coûté à GlaxoSmithKline 92,1 millions de dollars (72,7 millions d’euros) en publicité et promotion pour l’année 2000, soit 3 millions de dollars de plus que pour ce qui a été dépensé en faveur du Viagra.

« Et si vous étiez allergique aux gens ? »

L’@mi – Tous les psychiatres américains acceptent-ils le Manuel de Diagnostic de l’APA ?

C.L. – En fait aucun ne l’ accepte. La plupart d’entre eux constatent que le Manuel de Diagnostic pose plus de problèmes qu’il n’en résout, qu’il est peu fiable, contradictoire et envisage des maladies qui n’en sont pas. Mais puisque ce Manuel a été crédité d’une telle autorité par un grand nombre de psychiatres réputés, qu’il est reconnu par les compagnies d’assurance maladie, les tribunaux, les prisons, les écoles et la plupart des professionnels de la santé aux Etats-Unis, ce désaccord est insignifiant et n’entame en rien son prestige. Récemment, tout de même, les médias américains ont commencé à s’intéresser à l’histoire de ce Manuel, à son contenu et se sont posé des questions à son sujet. Mais nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant que l’APA accepte, par exemple, d’effacer des douzaines de maladies douteuses.

L’@mi – Qu’est-ce cela signifie pour notre société moderne ?

C.L. – Cela souligne surtout la puissance incroyable que nous avons accordée à des organismes comme l’APA pour décider du nombre de maladies psychiatriques et comment elles devaient être traitées. Cela s’explique en grand partie en raison des milliards de dollars dépensés chaque année par l’industrie pharmaceutique en publicité pour faire croire aux Américains et aux Européens que la solution à leurs angoisses ou à leurs problèmes quotidiens se trouve dans la médecine, sous la forme de pilules. Nous regardons hors de nous-mêmes pour trouver la solution à nos souffrances et à nos malheurs, souvent parce qu’il est plus simple de croire que nous pouvons trouver un remède chimique plutôt qu’adopter un changement de vie. Je pense que cela à profondément changé notre compréhension de la normalité. À cause de l’APA, de moins en moins de gens peuvent se considérer comme normaux sans avoir besoin d’une aide médicale ou psychiatrique.

L’@mi – Cette attitude représente-elle un danger pour la société ?

C.L. – Aux États-Unis, plus de 67,5 millions de personnes – soit un quart de la population – ont suivi un traitement d’antidépresseurs. Aujourd’hui nous commençons seulement à saisir les effets secondaires de ces drogues à court terme comme le risque d’attaque, de crise cardiaque, d’insuffisance rénale ou d’anomalies congénitale lorsque le traitement est pris pendant la grossesse. Pour le long terme, nous ne disposons pas encore de données sur plusieurs générations tout simplement parce qu’elles n’ont pas encore été étudiées. Je trouve cela franchement alarmant.

Les entreprises pharmaceutiques augmentent la recherche sur leurs produits, mais les échecs ne sont jamais communiqués, ce qui donne l’impression que toutes ces drogues son efficaces. Plutôt que de se sentir concernés par ce qu’ils ignorent sur ces substances, des psychiatres influents aux Etats-Unis continuent de les prescrire massivement aux adolescents et aux jeunes enfants, en déclarant même que bien plus de gens devraient en prendre.

Ils publient dans les grands journaux psychiatriques des déclarations qui proclament « Environ la moitié des Américains remplissent les critères de définition d’un trouble répertorié au DSM-IV », ce qui signifie que la moitié du pays peut-être décrite comme mentalement malade. Ceci aurait pu relever de la science-fiction, mais cela relève maintenant de réalité sociale. Les psychiatres en question ne disent jamais, « vous savez, si nous considérons la moitié du pays comme mentalement malade c’est peut-être que notre Manuel de Diagnostic est douteux, notre pensée fausse, notre recherche imparfaite et nos arguments exagérés. »

Au lieu de cela, ils insistent pour que l’apathie, l’achat compulsif, le « syndrome parental d’aliénation » et l’abus d’internet soient inscrits dans la prochaine édition du Manuel de Diagnostic en 2012. Je pense que de tels dangers parlent d’eux-mêmes.


[1] Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions de Christopher Lane, traduit dans l’anglais par François Boisivon, Flammarion, coll. « Bibliothèque des savoirs », 370 p., 26 €.


« On lance de nouvelles maladies comme on lance une marque de jeans »

Books, l’actualité par les livres, numéro 4, avril 2009

La façon dont nous allons nous sentir mal dans notre peau dans cinq ou dix ans se décide maintenant, dans les bureaux de l’industrie pharmaceutique.

Quelque chose vous a-t-il surpris en lisant l’article de Marcia Angell ?
Non, rien du tout. La corruption systémique qu’elle décrit est bien connue des spécialistes et elle a fait l’objet de plusieurs ouvrages très bien documentés, dont celui de Marcia Angell elle-même. La presse américaine se fait régulièrement l’écho des multiples scandales qui touchent l’industrie pharmaceutique. En fait, tout le monde sait, aux États-Unis, que le prix des médicaments est manipulé de façon éhontée par l’industrie et que le Congrès ferme les yeux. C’est devenu une question hautement politique car, comme l’a souligné récemment le président Obama, c’est l’une des principales raisons du déficit budgétaire américain, puisque l’État fédéral prend en charge les frais médicaux des personnes âgées dans le cadre du programme « Medicare ».
Dans un article récent intitulé « Maladies à vendre », vous présentez notamment le cas de la « fibromyalgie » (1). Pouvez-vous en dire deux mots ?
La fibromyalgie est caractérisée notamment par des douleurs musculaires diffuses et chroniques d’origine inconnue. La plupart des spécialistes s’accordent à y voir un syndrome psychosomatique aux limites extrêmement floues, qui chevauche la dépression et d’autres syndromes comme la fatigue chronique ou le côlon irritable. L’industrie pharmaceutique n’a joué aucun rôle dans la genèse de ce syndrome relativement confidentiel à la fin des années 1980, mais elle s’y intéresse beaucoup à présent car il correspond à un marché très rentable, celui des douleurs chroniques. On assiste donc actuellement au recyclage de plusieurs médicaments antalgiques ou antidépresseurs en médicaments anti-fibromyalgie. La fibromyalgie est un exemple typique de « maladie » promue artificiellement par les laboratoires pour vendre des molécules qu’ils pourraient tout aussi bien commercialiser pour d’autres maladies, réelles ou fabriquées. Ce sont des décisions marketing de ce type qui sont à l’origine de la promotion, voire du lancement, d’autres « maladies » récentes, comme la dépression, les crises de panique, l’anxiété sociale, le trouble bipolaire infantile, l’hyperactivité avec trouble de l’attention, le syndrome métabolique, le trouble dysphorique prémenstruel, le dysfonctionnement érectile, etc.
Vous citez le psychiatre britannique David Healy : « Supprimez les dix ou même les vingt médicaments qui se vendent le plus dans les pharmacies, la santé publique n’en serait pas affectée d’un iota. » Est-ce à dire que la plupart des médecins sont manipulés par l’industrie pharmaceutique ?
Healy fait référence ici aux lifestyle drugs. Ces médicaments dits « de confort » traitent des états chroniques qui ne sont pas des maladies à proprement parler – le surpoids, l’insomnie, la ménopause, la dépendance à la nicotine, le cholestérol, l’hypertension, etc. (voir encadré). Ce sont ces médicaments-là que l’industrie pharmaceutique développe en priorité, car ils sont beaucoup plus rentables que des médicaments traitant des maladies aiguës et ponctuelles ou des maladies « orphelines » qui touchent de rares personnes, ou bien encore des maladies tropicales qui affectent des millions d’individus trop pauvres pour payer. À ce niveau-là, il importe peu que les médecins soient manipulés ou non, car les choix commerciaux qui déterminent en amont la recherche et le développement (R&D) des médicaments leur échappent complètement. Ce n’est, bien entendu, pas l’intérêt des patients qui guide la R&D pharmaceutique, mais celui des actionnaires.
Vous écrivez : « L’augmentation de la dépression durant les années 1990 ne fait que refléter celle des prescriptions d’antidépresseurs par les médecins généralistes et celle, astronomique, des profits des labos qui les produisaient. » Mais on connaît des épidémies de troubles mentaux qui ne peuvent pas être rattachées à l’industrie pharma¬ceu¬tique. Comment faire la part des choses ?
Le champ « psy » a toujours connu des modes et des épidémies, certaines formes de troubles mentaux tenant le haut du pavé pendant un certain temps pour ensuite céder la place à d’autres. Cela vient du fait que, à l’exception des psychoses, la plupart des troubles mentaux ne sont pas de véritables maladies. Pour le dire très vite, ce sont des manières d’être et de se présenter à autrui, des « idiomes » destinés à communiquer un mal-être et une demande de prise en charge. Il est donc normal que ces idiomes se modèlent sur les attentes de la société et des hommes-médecine au sujet de la bonne façon d’être « malade ». En ce sens, la demande symptomatique s’adapte à l’offre thérapeutique et change avec elle. Ce mécanisme a toujours existé, mais il est à présent exploité, avec un cynisme sidérant, par les départements marketing des grands laboratoires. Ils ont même un nom pour cela, le condition branding : on lance de nouvelles maladies comme on lancerait une marque de jeans, afin d’accrocher une clientèle à tel ou tel nouveau médicament, jusqu’à ce que le brevet de celui-ci tombe en désuétude – après quoi on recommence avec une autre maladie et un autre médicament. Très peu de gens en ont conscience, mais la façon dont nous allons nous sentir mal dans notre peau dans cinq ou dix ans se décide aujourd’hui dans des bureaux en fonction de stratégies industrielles et commerciales. Le « psycho-pouvoir » de l’industrie pharmaceutique est aussi irrésistible qu’il est invisible.
Dans son livre, Marcia Angell constate que le processus de corruption de la recherche médicale américaine ne s’est vraiment engagé qu’après le vote en 1980 du Bayh-Dole Act, loi encourageant les universités et les petites entreprises à tirer profit des découvertes issues du financement public. Faut-il admettre qu’en dernière analyse le mal vient du Congrès ?
Ce n’est un secret pour personne que le lobby pharmaceutique est l’un des plus puissants à Washington (189,1 millions de dollars dépensés en lobbying par les firmes en 2007) et qu’il fait depuis longtemps la pluie et le beau temps au Congrès. Le Bayh-Dole Act a en effet joué un rôle très important dans la transformation des centres de recherche universitaires en entreprises commerciales travaillant en partenariat avec l’industrie et dans la mainmise des compagnies pharmaceutique sur la santé. Le vote de cette loi a coïncidé avec le début de l’ère Reagan et de la dérégulation. C’est dans ce modèle du laisser-faire économique, qui a depuis envahi la planète avec les conséquences désastreuses que l’on sait, qu’il faut chercher la raison profonde de la « privatisation » de la médecine.
Comment expliquer que la Food and Drug Administration ait accepté que l’industrie puisse faire de la publicité pour ses médicaments, directement auprès du grand public ?
La FDA dépend pour moitié de son budget des sommes que lui versent les laboratoires pour évaluer les médicaments qu’elles lui soumettent pour approbation. Voilà la réponse à votre question : la FDA est financée par l’industrie qu’elle est censée réguler ! De plus, les experts auxquels elle fait appel sont inévitablement liés d’une façon ou d’une autre aux firmes, puisqu’il est quasiment impossible de faire de la recherche de pointe en médecine sans cela. Dans ce domaine, les conflits d’intérêts ne sont pas l’exception, ils sont la règle.

Les problèmes décrits dans l’article de Marcia Angell valent-ils aussi pour l’Europe ?

Il y a bien sûr des différences non négligeables selon les continents et les pays. Le prix des médicaments est régulé dans les pays européens et la publicité directe auprès des consommateurs n’y est pour l’heure pas autorisée, malgré les efforts des lobbyistes auprès de l’Union européenne. Mais, dans l’ensemble, le modèle commercial des laboratoires est le même partout. Il faut bien voir que la moitié des grandes firmes pharmaceutiques ont leur siège social en Europe et il s’agit de toute façon de multinationales dont les stratégies sont planétaires. Les sommes fabuleuses qu’elles dépensent en marketing, en lobbying et en transferts de technologie corrompent le champ médical au niveau mondial, à une profondeur qui va bien au-delà des cas de corruption caractérisée qui font la Une des journaux.
À propos d’un autre livre dénonçant la corruption de la recherche médicale (2), un spécialiste écrivait dans la prestigieuse revue Science : « Du point de vue de la politique à mettre en œuvre, la question clé est : quel est le résultat net des relations entre l’industrie et le corps médical ? Dans quelle mesure les bénéfices l’emportent-ils sur les risques et vice versa ? Pour l’heure, les données empiriques permettant de répondre font défaut. Le débat est donc principalement éthique. » Que pensez-vous de ce point de vue ?
Ce débat est tout sauf philosophique. Lorsque des compagnies cachent délibérément les effets secondaires de leurs médicaments et/ou vantent ceux-ci auprès de patients pour lesquels ils ne sont pas indiqués, c’est la santé des populations qui est en jeu. Ce n’est par pour rien que des géants de l’industrie comme Eli Lilly, Merck ou Pfizer ont été condamnés ces dernières années à payer au total plusieurs milliards de dollars à cause de leurs pratiques de marketing illégales : des gens sont morts ou ont vu leur santé gravement compromise. La question est de savoir si l’intérêt des entreprises coïncide avec l’intérêt public. C’est ce que voudrait nous faire croire l’idéologie du laisser-faire économique, mais il suffit d’ouvrir le journal pour avoir toutes les « données empiriques » prouvant le contraire ! Il ne s’agit pas de dire que
les compagnies pharmaceutiques sont toutes des entreprises criminelles et qu’elles ne cherchent pas à produire des médicaments efficaces, mais il est clair qu’entre le bien des patients et le bien des actionnaires elles choisiront toujours ce dernier.
Un philosophe américain suggère de ne pas prendre le risque d’entraver l’innovation en étouffant les entreprises sous un amas de réglementations, de laisser cette « science postacadémique » se développer, mais de favoriser massivement, par ailleurs, la recherche désintéressée (3). Que pensez-vous de cette suggestion ?
Elle me semble d’une grande naïveté car, en réalité, l’industrie n’est pas ou n’est plus innovante. Tous les observateurs s’accordent pour le dire : la plupart des médicaments produits ces vingt dernières années sont des me too (moi aussi), c’est-à-dire des versions à peine différentes de médicaments déjà disponibles sur le marché. Les rares exceptions ont le plus souvent été découvertes dans des centres de recherche universitaires avant d’être vendues à l’industrie. Celle-ci consacre en moyenne deux fois et demie plus d’argent au marketing qu’à la R&D, à quoi il faut ajouter que celle-ci est elle-même très souvent du marketing déguisé en science. Ce modèle de développement a été extrêmement rentable pendant vingt ans, mais il est désormais à bout de souffle et il va sans doute imploser à terme, car le marketing ne suffit plus à cacher que le roi est nu et que la société paye beaucoup plus à l’industrie qu’elle ne reçoit en échange. Comme dans le cas du système financier, on s’apercevra alors qu’on ne peut pas faire confiance aux intérêts privés pour prendre en compte l’intérêt public et qu’une régulation véritablement indépendante est nécessaire pour nous protéger de l’appât du gain de quelques-uns.

Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay

Notes

1| XXI, n° 4, octobre 2008.

2| Il s’agit du livre de Jerome Kassirer, évoqué dans notre encadré

3| John Ziman, « Non-instrumental Roles of Science », Science and Engineering Ethics, vol. 9 (2003).

Bibliographie

Ouvrages en français
– Philippe Pignarre, Le Grand Secret de l’industrie pharmaceutique, La Découverte, 2004. Le point de vue d’un ancien de Synthélabo.
– Jean-Claude St-Onge, L’Envers de la pilule. Les dessous de l’industrie pharmaceutique, Écosociété. L’analyse d’un Québécois.
– Dirk Van Duppen, La Guerre des médicaments. Pourquoi sont-ils si chers ?, Aden, 2004. L’analyse d’un Belge.
Ouvrages en anglais
– Fran Hawthorne, Inside the FDA. The Business and Politics Behind the Drugs We Take and the Food we Eat (« À l’intérieur de la FDA. L’argent et la politique derrière les médicaments que nous prenons et la nourriture que nous mangeons »), Wiley, 2005.
– Sheldon Krimsky, Science in the Private Interest. Has the Lure of Profits Corrupted Biomedical Research? (« Science et intérêt privé. L’appât du gain a-t-il corrompu la recherche médicale ? »), Rowman and Littlefield, 2004.
– Ray Moynihan et Alan Cassels, Selling Sickness. How the World’s Biggest Pharmaceutical Companies are Turning us all into Patients (« Maladies à vendre. Comment les plus grandes compagnies pharmaceutiques nous transforment tous en patients»), Nation Books, 2006.