le modèle cognitivo-comportemental violemment critiqué aux Etats-Unis comme inefficace, grotesque et quasiment fasciste

Ce n’est pas nouveau, nous le savons depuis bien longtemps en effet, mais cela vaut la peine de le rappeler: “ le modèle cognitivo-comportemental (…) est violemment critiqué aux Etats-Unis comme inefficace, grotesque et quasiment fasciste ” (E. Roudinesco à propos du livre Christopher Lane au sous-titre éloquent : “Comment des comportements normaux deviennent des maladies”).

Commentant ce livre, E. Roudinesco nous éclaire un peu sur les enjeux: rien moins que l’économie de l’industrie pharmaceutique qui sponsorise largement le DSM, un manuel de diagnostic (parfois gracieusement et largement fourni) à l’usage des psychiatres.

Le DSM est un livre dont je me passe très bien tous les jours… Car il ne m’apprends rien sur la clinique, encore moins sur les personnes que je reçois !

Pire, il invente des troubles qui n’existent pas et culpabilise ceux qui ont le malheur de s’y reporter. C’est “ le Manuel 292 maladies imaginaires ”. Ce Manuel, dira un autre, est « un nouveau suspensoir de l’empereur ». Ce sont aussi “ des tableaux sombrement pathologiques, au prix d’oublier que les fous peuvent être vraiment fous ”.

Conclusion: “ Grâce au DSM, nous sommes donc invités à nous considérer comme des malades mentaux, dangereux pour les autres et pour nous-mêmes. Telle est la volonté hygiéniste et sécuritaire de cette grande bible de la psychiatrie moderne ”.

Ci dessous le commentaire de E. Roudinesco sur le livre de C. Lane.

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« Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions », de Christopher Lane : la maladie de la médicalisation

Roudinesco E. dans Le Monde des livres, 05 03 2009

u moment où les psychiatres français s’insurgent contre une politique d’Etat qu’ils jugent contraire à leur éthique, voilà que le modèle cognitivo-comportemental qu’ils contestent et qu’ils regardent comme « américain » est violemment critiqué aux Etats-Unis comme inefficace, grotesque et quasiment fasciste. De l’autre côté de l’Atlantique, cette mise en cause ne vient pas des psychiatres, trop soumis au diktat des laboratoires pharmaceutiques, mais des historiens et des écrivains.

En témoigne le livre de Christopher Lane, qui a été un best-seller en 2007. Prenant l’exemple de la timidité, qui n’est en rien une maladie mais une émotion ordinaire, l’auteur, spécialiste de l’époque victorienne et des cultural studies, dénonce la manière dont le fameux DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) – élaboré par l’American Psychiatric Association (APA), puis adopté dans le monde entier à travers l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – a permis, en une trentaine d’années, de transformer en maladies mentales nos émotions les plus banales, pour le plus grand bonheur d’une industrie pharmaceutique soucieuse de rentabiliser des molécules inutiles : contre la crainte de perdre son travail par temps de crise économique, contre l’angoisse de mourir quand on est atteint d’une maladie mortelle, contre la peur de traverser une autoroute à un endroit dangereux, contre le désir de bien manger parfois avec excès, contre le fait de boire un verre de vin par jour ou d’avoir une vie sexuelle ardente, etc.

Grâce au DSM, nous sommes donc invités à nous considérer comme des malades mentaux, dangereux pour les autres et pour nous-mêmes. Telle est la volonté hygiéniste et sécuritaire de cette grande bible de la psychiatrie moderne.

Ayant eu accès pour la première fois aux archives de l’APA, Lane y a découvert des informations étonnantes sur les différentes révisions de ce « Manuel du Père Ubu », censé définir l’homme nouveau du début du XXIe siècle. Entre 1952 et 1968, les deux premiers DSM étaient axés sur les catégories de la psychanalyse, c’est-à-dire sur une nomenclature des affections psychiques qui correspondait à l’étude de la subjectivité consciente et inconsciente : on y distinguait des normes et des pathologies, des névroses, des psychoses, des dépressions, etc.

Mais, à partir des années 1970, sous la pression des laboratoires et des départements de neurosciences, soucieux de réintégrer la psychiatrie dans la neurologie et de créer une vaste science du cerveau où seraient mélangées des maladies dégénératives et des névroses légères, cette approche dite « dynamique », fondée sur des psychothérapies par la parole, fut contestée sur sa droite pour son absence de scientificité biologique et sur sa gauche pour son incapacité à penser l’évolution des moeurs.

Ainsi, en 1973, comme le rappelle Lane, les homosexuels, groupés en associations, exigèrent de ne plus figurer dans le DSM au titre de malades mentaux : ils furent donc déclassifiés à la suite d’un vote. Mais cette décision n’avait rien de scientifique, même si elle était justifiée, puisque l’homosexualité n’est pas une maladie mentale.

« J’AI HONTE POUR LA PSYCHIATRIE »

En conséquence, il fallut procéder à une nouvelle révision du DSM, d’autant que d’autres catégories de citoyens réclamaient, au contraire des homosexuels, d’être pris en compte dans le Manuel : les traumatisés de guerre notamment, désireux d’être indemnisés sans se soucier de savoir si leur problème relevait ou non d’une maladie mentale. On inventa donc, pour les satisfaire, le « syndrome post-Vietnam », qui fut dûment catalogué comme maladie mentale dans le DSM.

C’est alors que, en 1974, le psychiatre Robert Spitzer, enseignant à l’université Columbia, admirateur de la « bio-énergie » façon Wilhelm Reich, fut pressenti pour diriger la troisième révision du Manuel. Convaincu d’être le prophète d’une révolution neuronale de l’âme, il s’entoura de quatorze comités, composés chacun d’une multitude d’experts. Il effectua alors un retour spectaculaire vers le XIXe siècle, réintroduisant dans le Manuel la classification d’Emil Kraepelin (1856-1926), psychiatre allemand contemporain de Freud, ce qui lui permit de rétablir une analogie pourtant largement dépassée entre troubles mentaux et maladies organiques.

Entre 1980 (DSM-III) et 1987 (DSM-III-révisé), la folle équipe de Spitzer procéda à « un balayage athéorique » du phénomène psychique, substituant à la terminologie de Kraepelin celle des psychologues du conditionnement. Les concepts classiques de la psychiatrie furent alors bannis au profit de la seule notion de trouble (disorder), qui permit de faire entrer dans le Manuel 292 maladies imaginaires.

Dans le DSM-IV, publié en 1994, on en comptabilisait 350 et, pour le futur DSM-V, de nouveaux syndromes (rebaptisés « addictions ») seront ajoutés, tels que l’activité sexuelle libertine, l’apathie, l’amour de la gastronomie ou encore le plaisir de se promener pendant des heures sur Internet : « J’ai honte pour la psychiatrie, dira le psychiatre de renom Robert Waugh. S’il vous plaît, il y a assez de choses ridicules dans la psychiatrie pour ne pas offrir des motifs de moqueries supplémentaires. » Ce Manuel, dira un autre, est « un nouveau suspensoir de l’empereur ».

Après avoir lu ce récit, on se demande qui pourra faire barrage un jour à l’expansion de ces thèses aberrantes, comparables à celles du Docteur Knock, et qui ont pour objectif de faire entrer l’existence ordinaire des hommes dans des tableaux sombrement pathologiques, au prix d’oublier que les fous peuvent être vraiment fous.

Pour l’heure, rien ne permet de dire que la démonstration argumentée et convaincante de Christopher Lane puisse être entendue par les psychiatres soumis aux molécules, et qui continuent de croire aux vertus classificatoires de cet étrange Manuel.


COMMENT LA PSYCHIATRIE ET L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE ONT MÉDICALISÉ NOS ÉMOTIONS (SHYNESS. HOW NORMAL BEHAVIOR BECAME A SICKNESS) de Christopher Lane. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Boisivon. Flammarion, 384 p., 26 €.

« Pourquoi tant de haine ? »

La réponse de quelques uns aux affabulations mensongères de Michel Onfray

Pierre Delion, professeur de psychiatrie à Lille, Christian Godin, philosophe, Roland Gori, professeur de psychiatrie, Frédéric Lelièvre, philosophe, Guillaume Mazeau, historien, et Elisabeth Roudinesco, historienne, publient aujourd’hui une réponse à Michel Onfray et ses affabulations sur Freud.

« Nul ne peut tuer en abstentia, ni en effigie », c’est-à-dire que dans le débat des idées, vouloir tuer un cadavre comme celui de Freud est une absurdité. Cela fait de Michel Onfray une sorte de croque mort qui s’intéresse aux antiquités de l’histoire, du genre de la petite statuette d’un bureau de Vienne au début du siècle (et non pas la pensée en oeuvre dans un texte).

D’autant plus surprenante que l’auteur de cette entreprise est philosophe. Mais, de nombreux philosophes se sont déjà levés contre Onfray pour dénoncer les fautes de son raisonnement dans cette discipline. Par exemple Frédéric Bisson en septembre 2009, avant la sortie du livre de Onfray et qui dénonce le gouffre qui oppose la méthode d’Onfray de la généalogie de Nietzsche : cliquer sur ce lien

J’ai recensé l’essentiel des commentaires de la polémique sur le site OnfraymarteleFreud : cliquer sur ce lien

Il devient évident que le propos de Michel Onfray est révisionniste et mensonger.

“Les femmes et l’alcool”, Gérard Haddad: l’autre jouissance…

Gérard Haddad est venu nous parler de ses conceptions à propos de l’alcool au féminin lors du colloque de l’Aleph à Lille, cette année. C’est pourquoi, je suis très sensible et heureux d’apprendre que son travail abouti à l’édition de son livre sur le même sujet: “Les femmes et l’alcool, Quatre récits d’un psychanalyste”, chez Grasset.

L’interview que je vous reproduis ci-dessous permet de cerner l’objet de son livre. Il s’inscrit dans le parcours théorique déjà initié avec “Manger le livre”, un ouvrage précédent qui lui permet de penser que l’alcool est un substitut du livre, un équivalent symbolique. “Parce qu’il brule la bouche comme du feu”.

Haddad pose l’utilisation de l’alcool par les femmes comme l’effet d’une “mutilation subie”, la réponse à “un désir bafoué”. Cette réponse du sujet tend vers “un suicide lent et masqué”.

Donc, très logiquement, Haddad nous explique qu’il ne s’agit pas de savoir comment sortir de l’alcool, mais de se demander pourquoi l’on y entre. Ce qui est une position classique des psychanalystes depuis Ferenczi. Ce qui démasque aussi la bêtise de qui voudrait s’aventurer à maitriser la chose.

Haddad fait tourner la catastrophe qui conduit une femme à l’alcool, autour du désastre et de la déroute d’un pacte symbolique qui existerait dans la maternité. Il ne faut pas se tromper sur ses termes. Haddad n’a pas une conception étroite de cette maternité. Il l’élargit à la demande adressée au partenaire qu’il tienne sa place dans le couple. Dans le cas où ce ne serait pas le cas, c’est-à-dire dans celui où le partenaire masculin lui refuserait de pouvoir s’échapper, le refus, la “profanation” de cette autre jouissance équivaudrait à une mutilation.

Ce point est très discutable, il pourrait même nous laisser entrevoir que Haddad a beaucoup de mal à assimiler cette notion compliquée de Lacan. C’est placer la maternité avant tout, même si son désir est impérieux. C’est surtout penser que l’autre jouissance serait contingente, déterminée par ce fameux pacte, s’il existe. Ce dont l’on peut douter.

Et ce n’est pas le recours à un néologisme comme celui de “pa(ma)ternité” qui pourrait nous rassurer là dessus.

Mais, son idée est pourtant intéressante car elle ouvre à une approche inédite de l’alcool pour les femmes. Elle permet à Haddad d’articuler son intuition, étayée par ses observations cliniques, à “la débacle du signifiant paternel dans la société (…) et du livre”. C’est peut-être une piste utile pour la suite de la réflexion.

Enfin, ce livre fait plaisir. Il ouvre les questions et nous change du baratin habituel de nos chers alcoologues.

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Gérard Haddad : « Une toxicomanie à portée de main » |

LE MONDE, le 18.12.09, Propos recueillis par Josyane Savigneau

Gérard Haddad a été en analyse pendant douze ans avec Lacan, à partir de 1969, et est devenu psychanalyste. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Manger le Livre (Grasset, 1984), Le Jour où Lacan m’a adopté (Grasset, 2002), et vient de publier Les Femmes et l’alcool. Quatre récits d’un psychanalyste (Grasset, 136 p., 12 euros).

“ Pourquoi cet intérêt pour l’alcoolisme, et spécifiquement celui des femmes ?

Parce que c’est un problème important et de plus en plus grave, une toxicomanie à portée de main, parfois au bas de son immeuble. C’est aussi un problème aux multiples aspects qui n’ont rien de médical, un problème quasi métaphysique.

On se pose souvent la question : comment en sortir ? Rarement celle-ci : pourquoi on « y entre » ? C’est à cette question que j’espère apporter un début de réponse, soumise au public, à la vérification de mes confrères attelés à cette question. Selon moi, la cause de l’alcoolisme est à rechercher dans les impasses et les catastrophes qui surviennent dans l’accession des femmes et des hommes à la fonction, éminemment symbolique, qui règle la reproduction de notre espèce. Impasses survenant chez certains hommes face à la paternité, désastres pour les femmes dans leur désir de maternité. A travers les quatre récits qui forment mon livre, j’ai voulu explorer certaines faces de ces impasses et de ces désastres. Ce n’est peut-être pas la seule cause de l’alcoolisme, mais c’en est une essentielle.

Cette question a fait irruption dans ma pratique, un jour déjà lointain, quand une jeune femme ivre, soutenue par son mari, est entrée dans mon cabinet. Elle consommait depuis quelques mois d’énormes quantités d’alcool. Pourquoi ? Il m’a fallu des mois de patience pour trouver une réponse : au cours d’une opération pour appendicite, le mari avait soudoyé, à l’insu de sa femme, le chirurgien (cela se passe dans un pays lointain) pour qu’il la stérilise. La chose lui est annoncée au réveil. Elle crâne, elle dit qu’ainsi elle ne prendra plus cette pilule qui la gênait. Mais quelques mois plus tard débutèrent les prises massives de whisky. Etrangement cette femme n’établissait aucun lien conscient entre la mutilation subie et son alcoolisme. Je n’ai pas cessé, depuis lors, de penser à cette histoire, devenue pour moi le cas princeps.

Dans d’autres cas, c’est un avortement forcé, c’est-à-dire effectué contre son désir, qui provoque cette addiction chez une femme. C’est l’histoire d’Ilse, rapportée dans Le Livre brisé de Serge Doubrovsky, laquelle, après trois cruels avortements imposés, sombre dans l’alcool jusqu’à en mourir. Mais une femme qui boit ne fait pas le lien entre son désir bafoué et l’addiction qui lui succède quelque temps après. Du même coup, cette cause passe inaperçue. Il m’a fallu des mois pour la mettre au jour.

Selon vous, l’alcoolisme des femmes est différent de celui des hommes. Et pas seulement parce qu’elles en ont honte.

Cela mérite un détour. J’affirme qu’il existe un pacte symbolique fondamental entre hommes et femmes, conséquence de l’universel interdit de l’inceste, qui règle la reproduction de notre espèce. Il n’y a pas d’un côté la paternité aux relents de patriarcat et de l’autre la maternité qui confinerait la femme à ce rôle. C’est une seule et même fonction que j’ai appelée « pa(ma)ternité ». Et ce sont les désastres survenant autour de cette fonction qui peuvent conduire à l’alcool et à la drogue.

Par rapport à ce pacte, la position des hommes et celle des femmes ne sont pas symétriques. Exactement comme l’oedipe féminin n’est pas en miroir de l’oedipe masculin. La femme, avant de se tourner vers le père – et tous les substituts qui le remplaceront – a dû renoncer à son désir pour sa mère, renoncement que Freud appelle castration, placé donc pour elle au début de sa maturation sexuelle. Chez l’homme par contre, cette même castration se situe en fin de son oedipe.

Cette différence de structure détermine les modalités différentes du rapport à l’alcool dans les deux sexes. Pour le dire brièvement, l’homme qui s’adonne à l’alcool est un sujet qui ne parvient pas, ou très mal, à accéder à cette place symbolique de père. Pour la femme, c’est la destruction de son désir ou la profanation de sa fonction symbolique dans la maternité à laquelle elle paraît d’emblée prête, qui cause ce désastre. Or il y a de nos jours une certaine déroute de cette pa(ma)ternité.

Et la femme qui boit est pour vous une femme blessée, profanée dans sa volonté d’être mère.

Il ne s’agit pas de maternité, mais de désir, et pas seulement d’un désir de maternité. C’est aussi le désir que le partenaire dans l’aventure tienne dignement sa place dans le pacte dont je parlais, cela dans l’intérêt de leur commune progéniture. Dans mon livre, je rapporte le cas d’une femme, mère de plusieurs enfants, dont le mari, à un moment de leur histoire, a déchu dans cette dignité, et ainsi a mis en danger leurs enfants. En réaction, elle s’est mise à boire.

Le désir d’accéder à la maternité est généralement clair chez la femme : elle veut ou elle ne veut pas. Quand elle veut, et cela peut venir tard, ce désir est impérieux. Elle y accède d’emblée dans l’angoisse et dans un sentiment d’urgence. Mais si l’homme investi de son amour, de sa confiance, de la totalité de son être, dont elle désire un enfant, la bafoue, la profane dans ce désir, comme dans les cas cités, il se peut alors qu’elle plonge dans l’addiction qui n’est rien d’autre, en définitive, qu’un suicide lent et masqué.

Il y a aussi dans l’amour d’une mère pour son enfant quelque chose d’énigmatique, une jouissance non phallique, comme disait Lacan, qui comparait cette jouissance à celle des mystiques. Et les hommes supportent mal que leur compagne leur échappe dans cette jouissance-là qui n’a rien de biologique et qui lui est indispensable. La lui refuser, c’est la mutiler.

Dans votre livre vous abordez, à travers quatre cas, des questions théoriques.

Si je me suis tant intéressé à ce premier cas, c’est qu’à ce moment-là j’entreprenais un important travail théorique, à mes yeux véritable et profonde transformation de la théorie freudienne classique. Dans la théorie du père chez Freud, telle qu’énoncée dans Totem et tabou, quelque chose ne tient pas. Cette histoire d’un père primitif assassiné puis dévoré par ses fils, cette dévoration cannibalique permettant aux fils l’accès à leur identité, c’est peut-être une intuition géniale mais à reformuler entièrement. Ce que j’ai fait à travers l’analyse des rites alimentaires et ce qui m’a conduit à cette thèse : le sentiment d’identité, d’appartenance à un groupe donné, sans lequel on ne trouve sa place nulle part, et en particulier dans la grande affaire de la reproduction de l’espèce, découle de l’incorporation du Livre fondateur du groupe donné. Cette théorie, je l’ai consignée dans mon essai Manger le Livre. Cette question de l’alcool est venue d’elle-même à travers l’analyse d’ouvrages comme Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry, ou Hedda Gabler, d’Ibsen. Il m’est apparu que l’alcoolique est celui qui n’a pas ou mal incorporé le Livre. L’alcool est un substitut du Livre parce qu’il brûle la bouche comme du feu. Or l’analyse structurale de certains passages bibliques, ceux qui rapportent les visions d’Isaïe, d’Ezéchiel et l’Apocalypse de Jean, m’a montré que le feu est l’équivalent du Livre, du symbolique. Ce sont des questions qu’on ne peut résumer en quelques lignes. Ce livre Les Femmes et l’alcool prolonge la réflexion entamée dans Manger le Livre.

Plus généralement, d’où vient l’alcoolisme des jeunes gens aujourd’hui ?

Cela me paraît en relation directe avec ce que nous disions. L’extension des addictions est une conséquence de la débâcle du signifiant paternel dans notre société, débâcle de la pa(ma)ternité, débâcle du symbolique et du Livre ”.

L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, H. Rey-Flaud

Henri Rey-Flaud : « L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, Comprendre l’autisme » (Editions Flammarion, Département Aubier, Coll. « La psychanalyse prise au mot »)

 » Entre 1943, l’année où le pédopsychiatre américain Léo Kanner publie un article qui, en reconnaissant cette pathologie spécifique, marquait la naissance de l’autisme et le livre récent et passionnant de Henri Rey-Flaud « L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage », une lente évolution amplement nourrie par les travaux persévérants de la psychanalyse, a permis de mieux « comprendre l’autisme ». Et surtout de ne plus le tenir comme une affection « d’origine organique irréversible » mais au contraire comme une halte, un arrêt sur image décrivant, avec « sa cohérence et sa logique propres » nous dit l’auteur, une attente destinée à « relancer la rencontre avec l’autre » qui a fait initialement défaut. Continuer la lecture de « L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, H. Rey-Flaud »