Le texte de S. Freud, figurant ci-dessous, est publié dans Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1988 (texte traduit par D. Berger et J. Laplanche)
« Il est naturel que les enfants mentent lorsque ce faisant ils imitent les mensonges des adultes. Mais un certain nombre de mensonges d’enfants bien élevés ont une signification particulière; ils devraient faire réfléchir les éducateurs au lieu de les exaspérer. Ils se produisent sous l’influence de motifs amoureux d’une force extrême et deviennent néfastes lorsqu’ils provoquent un malentendu entre l’enfant et la personne qu’il aime.
1
Cette petite fille de sept ans (en deuxième année d’école) a demandé de l’argent à son père pour acheter des couleurs afin de peindre les œufs de Pâques. Le père a refusé en disant qu’il n’avait pas d’argent. Peu après, l’enfant demande de l’argent à son père pour participer à l’achat d’une couronne pour la princesse qui vient de mourir. Chaque écolier doit donner cinquante pfennigs. Le père lui donne dix marks; la petite fille paye sa contribution, dépose neuf marks sur le bureau de son père et s’achète avec les pfennigs restants des couleurs qu’elle cache dans son armoire à jouets. Pendant le repas, le père soupçonneux demande à l’enfant ce qu’elle a fait des cinquante pfennigs qui manquent; n’aurait-elle pas acheté des couleurs avec? Elle nie mais son frère, son aîné de deux ans avec lequel elle voulait peindre les œufs, la trahit: on découvre les couleurs dans l’armoire.
Le père courroucé confie à la mère le soin de punir la coupable; elle reçoit un châtiment très énergique. Mais sa mère, après l’avoir punie, est très ébranlée par le désespoir de l’enfant. Elle la cajole et l’emmène promener pour la consoler. Cependant, il est impossible d’effacer les effets de cette expérience vécue que la malade qualifie elle-même de « tournant » dans sa jeunesse. A partir de ce moment l’enfant turbulente et pleine d’assurance est devenue timide et timorée. Pendant ses fiançailles le fait que sa mère s’occupe de ses meubles et de son trousseau la met dans une colère incompréhensible. Elle a l’impression que c’est « son» argent à elle et que nul autre ne peut en faire usage. Jeune femme, elle redoute de demander à son mari de couvrir ses besoins personnels et sépare inutilement son argent à elle de l’argent de son mari. Pendant qu’elle est en traitement elle se trouve à plusieurs reprises privée de tous moyens dans une ville étrangère, parce que les sommes que lui envoie son mari lui parviennent avec quelque retard. Comme elle m’en parle, je veux lui faire promettre que si cette situation se renouvelle elle m’empruntera la somme modique dont elle aura besoin entre-temps. Elle me donne sa parole, mais, lorsqu’elle se trouve à nouveau démunie, elle ne la tient pas et préfère engager ses bijoux. Elle dit qu’elle ne veut pas prendre de l’argent de moi.
Le père ne pouvait pas soupçonner la signification du fait qu’elle s’était approprié cinquante pfennigs lorsqu’elle était enfant. Quelque temps avant son entrée à l’école, elle avait joué par rapport à l’argent une curieuse petite scène. Une voisine amie l’avait chargée d‘accompagner son fils plus jeune qu’elle dans un magasin pour y faire un achat et lui avait confié une petite somme. En tant que la plus âgée, c’est elle qui sur le chemin du retour portait le reste de la somme. Mais dans la rue, rencontrant la bonne de la voisine elle avait ietê l’argent sur le pavé. En analysant cet acte qui lui était incompréhessible à elle-même, il lui vint l’idée de Judas qui jeta les deniers reçus pour avoir trahi le Seigneur. Elle tient pour certain qu‘elle avait entendu parler de la Passion bien avant d’aller à l’école. Mais, dans quelle mesure pouvait-elle s’identifier à Judas ?
Lorsqu’elle avait trois ans et demi, elle avait une bonne à laquelle elle était très attachée. Cette jeune fille entretenait une relation érotique avec un médecin à la consultation duquel elle se rendait avec l’enfant. II semble que l’enfant ait assisté alors à diverses activités sexuelles. On ne peut pas dire avec certitude qu’elle a vu le médecin donner de l’argent à la jeune fille mais ce qui est sür c’est que la jeune fille donnait à l’enfant quelques piécettes pour s’assurer son silence; avec cet argent on achetait des choses (probablement des friandises) sur le chemin du retour. Il se peut aussi qu’il soit arrivé au médecin lui-même de donner de l’argent à la petite fille. Cependant celle-ci, jalouse, trahit sa bonne auprès de la mère. Elle jouait si ouvertement avec les sous qu’elle avait rapportés à la maison que sa mère ne put que demander: « D’où vient cet argent?». La jeune fille fut congédiée.
Ainsi, pour l’enfant, le fait de recevoir de l’argent de quelqu’un a signifité de très bonne heure faire don de son corps, avoir une liaison amoureuse. Prendre de l’argent du père équivalait à une déclaration d’amour. Le fantasme qui faisait du père son amant était était si séduisant que, grâce à son aide, le désir enfantin d’avoir des couleurs pour les œufs de Pâques l’emporta aisément sur l’interdit. L’enfant ne pouvait avouer qu’elle avait pris de l’argent, elle était obligée de nier parce que le motif de cet acte, motif à elle-même inconscient, n’était pas avouable. En la punissant, son père refusait la tendresse qui lui était offerte, il la dédaignait, lui brisant ainsi l’âme. Pendant l‘analyse elle tomba dans une sévère dépression un jour où je je fus obligé de copier ce dédain du père en la priant de ne plus m’apporter de fleurs; c’est l’explication de cette dépression qui conduisait au souvenir que je viens de citer.
Est-il besoin de souligner pour le psychanalyste qu’on trouve dans cette petite expérience vécue infantile un des cas si fréquents de persistance, dans la vie amoureuse ultérieure, de l’érotisme anal ? Le plaisir de colorier les œufs provient lui aussi de la même sourve.
II
Une femme, aujourd’hui gravement malade par suite d’une dans son existence, avait été auparavant une jeune fille très capable, franche, sérieuse et bonne, puis une épouse tendre. Mais à une époque antérieure, dans les premières années de sa vie, c’était une enfant têtue et insatisfaite; elle s’était transformée assez rapidement en personne d’une bonté et d’une scrupulosité excessives, ceêndant à l’époque même de cette transformation, encore pendant,les années d’école, il s’était passé des choses qu’elle se reprochait vivement maintenant qu’elle était malade et où elle voyait la preuve de son abjection fondamentale. Elle se rappelait avoir été souvent en ce temps-là vaniteuse et menteuse. Un jour, en allant en classe, une camarade s’était vantée d’avoir eu de la glace la veille, au déjeuner. Elle rétorqua : « Oh nous, nous avons de la glace tous les jours. » En fait, elle ne comprenait pas ce que signifiait avoir de la glace au repas de midi; elle ne connaissait que ces longs blocs que transportent les voitures, mais elle supposa que c’était là quelque chose de distingué et ne voulut pas être en reste.
A l’âge de dix ans, on demanda un jour, pendant la classe de dessin, de tracer un cercle à main levée. Mais elle prit son compas, traça un cercle parfait et le montra triomphalement à sa voisine. Le professeur qui entendit la vantarde découvrit les traces du compas et lui demanda des explications. Mais elle nia obstinément, ne se laissa convaincre par aucune preuve et se réfugia dans un silence obstiné. Le maître en conféra avec le père et tous deux décidèrent de ne pas donner suite à ce méfait étant donné la gentillesse coutumière de la petite fille.
Un même complexe motivait ses deux mensonges. Muée de cinq enfants, la petite s’était de bonne heure attachée à son Père ; cet attachement était extraordinairement intense et devait, à l’âge adulte, faire échouer son bonheur. Mais elle dut bientôt découvrir que ce père aimé n’était pas un si grand homme qu’elle était prête à le croire. Il lui fallait se débattre avec des difficultés pécuniaires, il n’était ni aussi puissant ni aussi distingué qu’elle l’avait pensé. Elle n’avait pas pu cependant se résigner à ce rabais par rapport à son idéal. Comme elle mettait, ainsi que le font les femmes, tout son ambition sur l’homme qu’elle aimait, soutenir son père contre le monde devint pour elle une motivation excessivement puissante si elle se vantait devant ses camarades c’était donc pour ne pas diminuer son père. Elle apprit par la suite que la glace (Eis) que l’on mange se traduisait en français par « glace» (1) ; c’était la voie qui permit au reproche concernant cette réminiscence de déboucher dans une angoisse des débris et éclats de verre.
Le père était un excellent dessinateur dont le talent faisait la joie et l’admiration de ses enfants. C’est en s’identifiant à lui qu’elle a en classe, dessiné un cercle qu’elle ne pouvait réussir qu’en trichant. C’est comme si elle avait voulu se vanter : Vois ce que mon père sait faire ! » La conscience de culpabilité qui était attachée à son penchant excessif pour le père s’exprima dans la tentative de tricherie ; il était tout autant impossible d’avouer que dans l’observation précédente: c’eût été avouer l’amour incestueux caché.
On ne devrait pas négliger ces épisodes de la vie de l’enfant.. On se tromperait lourdement si l’on émettait à partir de ces délits enfantins le pronostic d’un développement d’un caractère immoral. On doit plutôt admettre que ces mensonges sont liés aux motifs les plus forts de l’âme enfantine et qu’ils annoncent une prédisposition à des destins ultérieurs ou à des névroses futures ».
1– Il y a homophonie entre le mot français « glace » qui traduit le terme allemand Eis et le terme allemand Glass qui signifie «verre. en français. (N..d.T.)