Le Corona vide-rues

Le coronavirus est un monstre.

C’est la raie prise dans les filets des pêcheurs de la côte italienne.

Dans La dolce vita, Marcello se rend sur la plage et assiste à une telle scène. Les pêcheurs viennent de ramener une raie énorme qu’ils échouent devant la troupe intriguée. C’est une chose bizarre, presque informe, « je ne sais quoi de dégueulasse qu’on extrait de la mer avec un filet 1».

Un objet dont nous avons du mal à cerner le désir. Qui nous réduit aux suppositions les plus diverses.

Pour Paolo Giordano : « le CoV-2 [le SARS-CoV-2, le type de coronavirus qui provoque l’épidémie de Covid-19] est la forme de vie la plus élémentaire que nous connaissions. Afin de comprendre son action, nous devons adopter son intelligence limitée, nous voir ainsi qu’il nous voit. Et nous rappeler que le CoV-2 ne s’intéresse guère à nous, à notre âge, à notre sexe, à notre nationalité ou à nos préférences 2».

Littéralement, il ne nous voit pas. Comme le souligne Marcello : « c’est mort ! La pauvre chose ! Et cela continue à regarder ! ».

Face à l’énigme de ce machin bizarre, nous avons plusieurs réponses.

Nous pouvons croire en l’existence de son désir. La bête veut quelque chose. Alors, trouvons de quoi il s’agit. Que peut-elle bien me vouloir ? Donnons-lui ce truc que nous lui supposons nous vouloir.

Mais, nous tombons alors dans une abysse de suppositions. Difficile de savoir ce que peut vouloir cette chose. Et derrière le monstre, se trouvent bien d’autres monstres.

« Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde 3».

Il s’agirait de ne pas trop se lancer dans ce genre de spéculations……

Deuxièmement, nous pouvons prendre acte de ce vide que le virus nous révèle, de son apocalypse.

Ce qui est une expérience très éprouvante et tout particulièrement angoissante.

Une dame m’a expliqué son étonnement devant le silence de la rue. Confinée, elle aime regarder la rue de sa fenêtre. L’écouter aussi. Mais, le son, le bruit de la rue n’est plus celui d’avant. La rue est silencieuse. Quelque chose s’est retiré, a quitté la rue. Le coronavirus a vidé la rue de ce qui l’habitait.

Paolo Giordano en témoigne : « Établissements scolaires fermés, de rares avions dans le ciel, des pas solitaires et sonores dans les couloirs des musées, partout plus de silence que d’habitude ».

Je me rappelle d’une remarque de Eric Laurent après les attentats de Paris. Il s’était rendu sur la place de la concorde, lors des rassemblements de « Je suis Charlie ». Et il avait été sensible aux mouvements de la foule en tant qu’être. A l’Autre, avait-il dit. Ces mouvements de foule donnaient une consistance à l’Autre, ils lui donnaient un corps.

Les applaudissements aux fenêtres sont du même ordre. Les rues sont vides. Remplissons-les ! De bruit, de fureur….. Et l’Autre existera. Ce sont les signes d’un appel à l’Autre. Une forme d’espérance. Au moment où les corps ont déserté les rues, c’est la tentative de restituer le corps de l’Autre.

Pourtant, si nous nous taisons, à nos fenêtres, nous avons une chance d’entendre ce silence de la rue. Et de voir que cet Autre n’existe pas.

Commence alors le temps de la compréhension. Et c’est précisément ce que propose la psychanalyse.

Ce silence est une chance. C’est la possibilité de cerner ce que nous voulons vraiment.

1– Lacan J., L’éthique de la psychanalyse, le séminaire, livre VII, Paris, Seuil, 1986, leçon du 25 juin 1960

2– Paolo Giordano, Contagions, Seuil, Paris, 2020, extraits dans Le monde, 24 mars 2020, https://frama.link/dWbsCWWD

3– La « bête immonde » est une réplique de l’épilogue de la Résistible Ascension d’Arturo Ui (satire de l’ascension d’Adolf Hitler) écrite par Bertolt Brecht en 1941. En allemand : Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch ; littéralement : « L’utérus est encore fertile d’où ça a rampé », la traduction est de Hoffman Reynold Hays, wikipédia

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