Les significations sexuelles du suicide

Le suicide est-il un appel à l’aide ? Nous pensons que non. Il n’y a pas à répondre à la personne qui se suicide, il s’agit de faire acte de présence auprès de lui.

Premièrement, il faudrait que le sujet ait constaté un manque et qu’il suppose que nous soyons en mesure d’y remédier. Nous verrons qu’au contraire, l’acte survient au moment où le sujet constate son exclusion radicale.

Un appel à l’aide supposerait aussi que nous arrivions à lire ce que le sujet nous demande. Que son acte signifie, ou qu’il veuille dire quelque chose.

Alors, après cet acte, nous partons le plus souvent dans une interprétation. Et dans cette visée, nous pouvons nous demander si le suicide a une signification sexuelle.

Mon propos n’est pas de discuter de la différence des sexes, ni des destins de la pulsion. Je m’en tiendrai au niveau de la signification du suicide.

Et pour tirer une signification de ce que pourrait vouloir dire un acte suicidaire, il faut se faire une idée de ce qu’est le langage. Voici quelques éléments de langage.

Le signifiant représente la chose. La chose est signifiée.

Puis, le signifiant peut s’associer à d’autres signifiants. Cette association à un autre signifiant, puis un autre, modifie le signifié. Elle ne modifie pas la chose initiale. Ce Signifiant peut être refoulé et disparaitre de la conscience. Et il peut faire retour par association à d’autres signifiants.

C’est ainsi qu’un acte manqué se déchiffre. C’est-à-dire qu’après son acte manqué, le sujet part du symptôme qui se substitue à cette partie refoulée. Puis, il tente d’associer librement les signifiants qui lui viennent à l’esprit pour les recombiner et approcher la signification refoulée.

C’est le cas de Emma raconté par Freud [1]. Son symptôme est de ne pas pouvoir entrer seule dans un magasin.

Car, elle pense que l’on se moque de ses vêtements. Avec l’association libre, elle retrouve deux souvenirs à 8 et à 13 ans, ou elle comprend que son symptôme se rattache au fait qu’un boutiquier (8 ans) avait porté sa main sur sa robe et que les commis du magasin en riaient (13 ans).

A travers nos lapsus, cela peut parler à notre place. Les actes manqués aussi. Pour en trouver la signification, il faut les analyser. Par contre les acting-out nécessitent une interprétation. Mais, il faut saisir tout la différence qui existe entre un acting-out et un passage à l’acte. C’est le jour et la nuit.

L’acting-out est un acte qui parait immotivé. Lacan avance trois exemples.

Un exemple d’exhibitionnisme[2]. Après une relation sexuelle où un homme a du montrer ce dont il était capable, dans l’heure suivante, sans que rien jusqu’à ce moment ne le laisse prévoir, se livre à  une exhibition très singulière, celle qui consiste à montrer son sexe au passage d’un train international, de sorte que personne, ne peut le prendre la main dans le sac. L’acting-out est hautement signifiant, « quasi équivalent au fantasme[3] ».

Le deuxième exemple est un cas de voyeurisme[4]. Le sujet observe les femmes à travers la porte des lavabos (d’un restaurant) sur les Champs Elysée. Ce sont des femmes en train d’uriner, des femmes « en tant que phallus ». L’acting-out est compulsif. Il produit le rapport du sujet à son objet.

Le troisième est une sortie d’analyse[5]. A la fin de son analyse, une femme adresse son fils à l’analyste. Elle veut lui montrer son objet. C’est le signe que quelque chose n’a pas été travaillé et élucidé dans le traitement de cette femme.

Mais, l’acting-out peut s’interpréter. C’est un message, il vient signifier quelque chose. Et l’objet est dans le coup, il monte sur la scène[6]. Il est montré publiquement. C’est le cas de la jeune homosexuelle dont Freud[7] fait l’observation.

Cette jeune femme de dix-huit ans, se tournait vers les femmes dès la petite enfance. « Ecolière, elle était « éprise d’une institutrice inapprochable [8]». Puis, de femmes mariées, mures, ayant un enfant. Puis, une actrice de cinéma lors d’une saison d’été. Ce qui lui valut les protestations de son père[9].

A 13 ans, elle montra une « tendresse et une préférence excessivement forte pour un petit garçon qui n’avait pas encore trois ans », « dominée un puissant désir d’être mère elle-même et d’avoir une enfant [10]», dit Freud.

Puis, à la naissance de son petit frère, quand elle a 16 ans, ce petit garçon lui devient « indifférent ». Et elle se met à poursuivre une dame « du monde » par sa tendresse.

Une « cocotte », une « dame douteuse », elle-même vivant chez une autre femme mariée. La jeune la vénère, elle met à profit chaque occasion de la retrouver, elle l’attend à la porte de sa maison, elle lui envoie des fleurs. Une passion. La jeune l’idéalisait, la dame était d’une « noble extraction [11]», ayant « conservé une grande part de dignité ».

Ses parents lui en gardaient rancune. La jeune se montrait publiquement en compagnie de la dame. Mais, elle organisait ses rencontres à l’insu de ses parents[12]. « La publicité fâcheuse [13]» que sa fille donnait à ses sentiments, suscitait la colère de son père.

Cette femme a toujours décliné les avances de la jeune [14], elle restait « froide », « la plus haute faveur ayant été celle de lui permettre de lui baiser la main »…. Cette dame l’exhortait à se détourner d’elle, lui opposant un « ferme refus [15]».

La jeune avait adopté le « type masculin » de l’amour : humilité, surestimation sexuelle, renoncement à toute satisfaction sexuelle, « préférence au fait d’aimer plutôt qu’à celui d’être aimé [16]». Elle avait pris à son égard une « position masculine » analogue à celle du chevalier servant sa dame.

Freud interprète assez facilement cet acting-out : (a 16 ans) elle hait sa mère, elle cède les hommes à sa mère, elle se « désiste [17]», elle se détourne de son père, repousse le désir d’avoir un enfant et « elle se changea en homme et prit la mère à la place du père comme objet d’amour [18]» par identification. Elle voulait blesser son père, se venger de lui, le défier suivant « la loi du talion : tu m’as trompé, il te faut maintenant endurer que je te trompe à mon tour ! [19]».

De même que l’acting-out, le passage à l’acte suicidaire parait tout aussi immotivé au premier abord. Mais, il est déclenché. Et nous allons voir que c’est par l’embarras et l’émoi. 

Il se trouve que la jeune homosexuelle s’est suicidée.

Un jour, le père rencontre sa fille dans la rue en compagnie de la dame. Il lance un « regard furieux » à sa fille. Elle « avoue » alors à sa dame que ce monsieur est son père. La dame s’est alors emportée et « ordonne [20]» à la jeune de la quitter aussitôt. Alors, la jeune « s’arrache au bras de sa compagne, enjambe le parapet et se précipite sur la voie du chemin de fer ! [21]».

Il est très important de repérer les coordonnées de ce passage à l’acte.

La jeune homosexuelle sort de la scène, elle se retire en sautant. Elle est rejetée par tous, la dame et son père. Elle est « rejetée, déjetée hors de la scène [22]». Elle est « en trop [23]», dans un « suprême embarras [24]», dit Lacan. La jeune ne peut pas répondre au rejet de sa dame, il lui est impossible de « faire face à la scène qui lui fait son amie [25]».

Elle se mobilise aussi, elle part dans « l’émoi » (se mouvoir). Elle part, elle sort de la scène.

L’émoi et l’embarras étant « les deux conditions du passage [26]» à l’acte pour qu’il se réalise.

Alors, elle retourne à son « exclusion fondamentale [27]».

Ce qui lui vient, c’est « son identification absolue » à l’enfant. Elle se fait l’enfant, « à quoi elle se réduit [28]».

Car, « tomber », en allemand, niederkommen, veut littéralement dire « mettre bas », « accoucher ». Son passage à l’acte réalise son désir.

C’est un « accomplissement [29]», dit Freud. Elle accomplit son désir d’enfant dans ce passage à l’acte, en se faisant elle-même une chose qui tombe, « en se laissant tomber [30]».

Pour répondre à la question initiale, le suicide n’est donc pas un appel à l’aide. Car il survient au moment où le sujet se trouve radicalement exclu du monde. Il est dans l’embarras. Et il a constaté qu’il est sans recours. Elle n’appelle pas, elle répond, elle « accomplit ». C’est réel, l’objet petit a « passe dans le réel [31]». Dans le sens que ce n’est pas montré mais, acté, incarné. Dans son passage à l’acte, elle se fait l’objet. Contrairement à l’acting-out qui est juste la présentation de l’objet du fantasme sur la scène de l’Autre. 

Par contre, le suicide réalise réellement le fantasme[32] dont le sujet ne voulait plus rien savoir. Et c’est cela qui peut prendre une signification sexuelle.

Dans une note de bas de page, il dit : s’empoisonner = devenir enceinte ; se noyer = enfanter ; se précipiter d’une hauteur = accoucher [33]».

Freud avait déjà établi ces équivalences signifiantes mais, d’une façon plus confidentielle, une seule fois lors des réunions du mardi qui ont été publiée dans « les minutes de la société psychanalytique de Vienne ». Freud y pose des équivalences de signification du suicide selon le sexe. Et il veut donner un « aperçu des modalités de suicide caractéristiques des hommes et des femmes [34]». Car, « le choix des moyens du suicide révèle le symbolisme sexuel le plus primitif ». Par exemple :

Pour les femmes :

–  se jeter à l’eau : aller à l’enfantement

–  se jeter par la fenêtre : mettre bas, accoucher

–  s’empoisonner : devenir enceinte

Pour les hommes :

–  se pendre : l’homme « devient quelque chose qui pend de toute sa longueur, un « pénis » (« pendere »)

–  se tuer avec une arme à feu : manipuler un pénis,

Pour Freud ces modalités de suicide sont « des réalisations symboliques de désirs de nature sexuelle ». Et ces modalités sont donc « caractérisées » selon le genre sur le plan symbolique.

Mais, ces commentaires freudiens ne se retrouveront que très rarement dans les autres publications de Freud.

Alors, pourquoi Freud donne-t-il une place très accessoire à ces modalités sexuées du suicide ? Il n’est sans doute pas possible de généraliser ces modalités à toutes les situations de suicide. Ainsi, l’énigme du passage à l’acte suicidaire reste encore très inentamée…


[1] – Freud S., Esquisse d’une psychologie scientifique (1895), pp.365

[2] – Lacan J., La relation d’objet, « La fonction du voile », le séminaire, livre IV, Paris, Seuil, 1994, p. 162,

[3] – Lacan J., Les formations de l’inconscient, « L’obsessionnel et son désir », le séminaire, livre V, Paris, Seuil, 1998, p. 420

[4] – Lacan J., Ibid p. 447

[5] – Lacan J., Ibid, p. 489

[6] – Il montre le phallus sur la scène de l’Autre

[7] – Feud S., « Psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine (1920) », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973

[8] – Ibid, p. 267

[9] – Ibid, p. 259

[10] – Ibid, p. 254

[11] – Ibid, p. 251

[12] – Ibid, p. 246

[13] – Ibid, p. 248

[14] – Ibid, p. 247

[15] – Ibid, p. 251

[16] – Ibid, p. 253

[17] – Ibid, p. 257

[18] – Ibid, p. 257

[19] – Ibid, p. 258

[20] – Feud S., p. 246

[21] – Feud S., p. 253

[22] – Lacan J., L’angoisse, le séminaire, livre x, Paris, Seuil, 2004, « Passage à l’acte et acting-out », leçon du 16 01 1963, p. 135-153

[23] – Ibid, leçon du 19 12 1962

[24] – Ibid, leçon du 16 01 1963

[25] – Ibid, leçon du 16 01 1963

[26] – Ibid, leçon du 16 01 1963

[27]– Ibid, leçon du 16 01 1963

[28]– Ibid, leçon du 16 01 1963

[29]– Ibid, leçon du 16 01 1963

[30]– Ibid, leçon du 16 01 1963

[31]– Ibid, leçon du 16 01 1963

[32] – le passage à l’acte a « la structure du fantasme », Ibid, leçon du 3 juillet 1963

[33]– Freud S., Ibid, p. 261, note 2

[34]Les premiers psychanalystes, Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, trad. N. Bakman, Gallimard, Paris, 1978, II, séance du 24 03 1909, p. 180-181, https://psychanalysesuicide.fr/2012/11/23/un-apercu-des-modalites-caracteristiques-du-suicide-des-hommes-et-des-femmes/

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