Tenir un blog est une sorte d’ouverture à l’inconscient.
J’ai pu constater que les témoignages à propos de suicide, ce que disent les personnes qui se sont frottées à l’envie de se détruire, n’ont rien de virtuel. La matière d’un blog est une chose étonnante. Car il y a de la matière.
La nommer « virtuelle » est une erreur qui nous masque une réalité intéressante à cerner. Au pire une fausse piste qui peut faire croire que ce que l’on y dit ne serait pas consistant, du baratin et du bla-bla.
Il y a les mots, leur agencement, leur publication selon un format imposé par le fournisseur d’accès internet et la plateforme que l’on utilise pour la mise en page avec ce que cela suppose comme typographie et habillage imposé par ces derniers.
Avec le blog, j’ai commencé par utiliser ce dont je pouvais disposer comme forme prédéfinie par Blogger. En réalisant l’index, j’ai pu me rendre compte de ce que cela emporte comme empilement. J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de citer des paragraphes déjà rédigés qui ont comptés comme des sortes de balises dans la progression de la réflexion sur le suicide. Et alors là, j’ai pu réaliser un effet « d’enfouissement ». C’est François Bon qui en fait la pertinente remarque.
Le blog a une structure d’empilement. Chaque nouveau billet N se superpose au précédent et le repousse au rang précédent. N-1. Puis, le nouveau billet devient N-1 à son tour et le précédent N-2, etc…. Si bien que le nouveau billet n’est jamais assez nouveau, qu’il est déjà un N-1 ou N-X en puissance. X est infini. Borné par N qui tend vers rien. Le nouveau billet n’existe pas encore qu’il est déjà appelé dans les dessous. Cela donne une pile de billets dont la structure dans l’espace du blog est verticale. Une pile de livre où il est difficile de repérer le billet du dessous. Dans les strates successives de billets, il arrive un moment où chaque strate devient difficile à retrouver. Ce qui pourrait conduire à une archéologie du blog.
Il est en effet tentant de comparer cet empilement à un « enfouissement » : « Un blog est condamné à sa permanente superposition verticale, donc se faisant disparaître lui-même en permanence par auto-étouffement sur même surface, comme ce jeu de gosse où c’est à qui mettra la main sur le dessus — c’est cela que j’appelle le principe de fosse à bitume : vous mettez en ligne un article, les commentaires arrivent ou pas (en général, 3 ou 4 commentateurs noyau pour chaque blog, soit 1 % des visiteurs individuels « discrets » ?), et puis les consultations baissent parce que vos habitués sont déjà passés consulter, alors vous remettez un article et on réamorce, mais le précédent ne sera plus accessible que moyennant considérable et volontaire effort du visiteur, sauf travail de série. (…) La forme devenue dominante des blogs s’enfonce verticalement comme dans une fosse à bitume, enterrant à mesure ses propres contenus sous elle : c’est étrange à voir. Pas de thésaurisation d’ensemble, par d’arborescence de travaux menés parfois sur des années : donnant primauté à ce bruit de la mise en ligne au quotidien, qui en fait en même temps l’outil le plus actif, comme on plaçait nos affiches autrefois, seau de colle à la main, en pleine ville (c’est peut-être le plaisir nostalgique d’Internet, pour nous arrivés dans l’après 68 ?) », Francois Bon, © 17 février 2007, Le tiers-livre.
Je pense que cette disposition en strates des billets est une autre forme de matérialité des blogs. Sauf que l’on peut prendre le billet qui se trouve en dessous de la pile sans écrouler l’empilement. Que cette succession ne s’efface pas, elle s’étend sans cesse pour peu que l’auteur du blog ne s’arrête pas. Les billets restent intacts au moins en principe d’après ce que les as de l’informatique nous expliquent.
Car il s’agit de la limite de la comparaison avec des affiches électorales ou publicitaires que l’on superpose sur les tableaux adéquats. Les panneaux sont retirés après les élections pour atterrir dans les usines de recyclage du papier. Si d’aventure les affiches se trouvent sur un mur, une exception de nos jours, les services municipaux ayant une section « anti-tag » dans les grandes villes, les anciennes affiches ne sont pas accessibles sans un minutieux travail de décollement afin d’éviter qu’elles ne se déchirent. Certaines seront perdues, emportées dans ce décollement. Cette comparaison a quelque chose de mortel qui nous reporte à la pourriture des tombeaux. Elle est valable pour les affiches électorales. Il faudrait poser la question à ceux qui tiennent des blogs à ce sujet. Nous pourrions peut-être déterrer quelques fameux cadavres dont l’exquise odeur ne manquerait pas de nous écœurer…
Le recyclage du papier est comparable à celui des autres déchets urbains. Lacan disait que cela définit une civilisation et distingue les hommes des animaux.
Freud avait déjà remarqué un des paradoxes de l’écriture dans un tout petit article, « Le bloc-note magique [1] ». Soit l’écriture est limitée par son étendue, l’espace pour écrire est limité à une feuille et quand elle est remplie, il faut en prendre une autre. Soit elle est limitée par sa durée. Elle peut être effacée comme la craie sur un tableau.
Avec internet, ces deux limites sautent. L’espace pour écrire est infini et il ne s’efface pas.
Mais la distinction espace/durée reste valable. Surtout quand on la compare comme le fait Freud à notre appareil psychique. Nous ne parvenons pas à tout lire, tout voir, tout entendre, nous sommes bornés dans l’espace de ce qui s’écrit dans notre conscience. Nous ne pouvons pas tout garder à l’esprit, le passage derrière, au niveau N-1 est inévitable. L’oubli fait partie de notre fonctionnement psychique. La « perception sensible » fonctionne par l’effacement répété du précédent billet N-1. La conscience est cette première page parge vierge d’un billet où l’on va reporter nos perceptions du moment.
Un personnage comme Rain Man le peut (s’il existe). Il se rappelle de tout car rien ne s’est effacé et il n’y a pas de limite à ce qu’il enregistre. Ran Main est un homme moderne, l’internet à lui seul.
Je suis très étonné par ces commentaires à d’anciens billets qui arrivent alors que je les avais déjà oubliés depuis un moment. Ces billets des dessous du blog me font retour après un oubli peut-être salutaire qui m’a permis, au moins, d’apprécier et d’admirer la performance de Dustin Hoffman. Car je ne suis pas forcément fier de constater la lenteur et les erreurs de ma pensée…
Les billets du blog nous reviennent intacts. Ils ne sont en réalité pas effacés, ils restent en réserve. Ils sont aussi délocalisés. Ces billets figurent dans les « archives » du blog et aussi dans d’autres lieux sur internet quand ils sont cités ou enregistrés par les moteurs de recherche ou d’autres blogs.
Freud estimait que le bloc-note magique illustrait l’inconscient de très près. Le blog aussi. Le blog illustre très bien ce que Lacan disait de l’inconscient. L’inconscient est le discours de l’Autre. Au moment de l’écriture, au point précis où le billet est publié sur le net, l’écrit passe dans l’Autre de l’internet. Les billets s’affichent dans plusieurs moteurs de recherche comme les échos du ricochet de la pierre à la surface de l’eau. Les lecteurs peuvent en parler longtemps après. Les billets N-X subsistent sans destruction. Ils sont impérissables. Le blog ouvre un espace infini (temps et espace) susceptible d’un retour dans tout lieu internet et à tout moment.
Combien de bloggeurs réécrivent leurs anciens billets et les publient comme des nouveaux ?
Les billets peuvent être modifiés après-coup. L’auteur peut agir sur un ancien billet en modifiant, ajoutant, complétant et développant le texte initial. Il peut effacer une partie du texte initial ou en enlever. Il peut le faire sur la surface initiale du billet N-X ou sur la surface vierge d’un nouveau billet en le reprenant à un moment ultérieur. Le texte initial n’a pas de forme et de contenu stable. Il peut être modifié en plus ou en moins, à sa place d’origine sous la pile des billets ou ailleurs sur une nouvelle surface à un autre moment. Il n’est pas figé, il peut varier dans le temps, il peut se délocaliser, il n’a rien de définitif. Les écrits de blog sont un matériau « plastique [2] ».
L’empilement crée la densité d’un espace qui permet un déroulement infini dans le temps et l’espace de l’Autre. Il ouvre la possibilité de créer une histoire. Celle du parcours du bloggeur sur laquelle il (ou d’autres) a la possibilité de revenir. S’il est sensible à la nature inconsciente de ce qu’il a écrit.
Merci François Bon. Encore. Cordialement.
[1] – Freud : « Le bloc-note magique est un tableau fait d’un morceau de résine ou de cire brun foncé encadré de papier; il est fait d’une feuille mince et translucide qui est fixée à son bord supérieur et libre en son bord inférieur. Pour se servir de ce bloc-note magique, on écrit sur le feuillet de celluloïd transparent. Un style pointu raye la surface où l’écriture s’inscrit en creux ». En tirant la feuille, l’écriture est effacée, mais elle est aussi conservée dans la couche de cire brune. La surface redevient vierge et figure le système de la conscience pour Freud, dans : Résultats, Idées, Problèmes, Tome II, Paris, PUF, p.120
[2] – S. Freud dit une chose analogue : « Tout stade antérieur de développement subsiste à côté du stade ultérieur né de lui. La succession implique une coexistence, bien que toute la série des transformations découle des mêmes matériaux. L’état psychique initial peut bien, des années durant, ne pas se manifester ; il n’en subsiste pas moins, tant et si bien qu’il peut un jour redevenir la forme d’expression des forces psychiques, voire la force unique, comme si tous les développements ultérieurs avaient été annulés, ramenés en arrière. Cette extraordinaire plasticité des développements psychiques n’est pas illimitée quand à sa direction. (…) Mais les états primitifs peuvent toujours être réinstaurés ; le psychique primitif est, au sens le plus plein, impérissable », dans « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915), Essais de psychanalyse, petite bibliothèque Payot, 15, Paris, Payot, 1981, p. 22